« L'OMBRE DES MÈRES » : le non-dit n'est pas un im-pensé


Il est des pensées qu’il est bien difficile de formuler… Il ne s’agit pas là de difficulté à nommer, mais de difficulté d’accepter et de dire et d’entendre.
A travers la voix de la femme lune, L’OMBRE DES MÈRES ouvre la voie aux récits de celles qui vivent difficilement les suites de leur accouchement. Il y la séparation des corps, la dépendance du bébé, la fatigue interminable et croissante, l’absence de l’autre comme une désertion, la responsabilité soudaine de cette vie qui s’ouvre, celle de protéger aussi, d’être TOUT ce que le bébé a. Il y a enfin d’être femme, devenir mère et redevenir femme… Dans une ombre épaisse et persistante de culpabilité indicible.
Par touches impressionnistes — au sens où le film procède par le croisement d’évocations pudiques, d’un récit intime et cru à la première personne et de témoignages posés, Murielle Labrosse nous confronte à cette réalité difficile, à cette part d’ombre et de non-dit, à la nécessité d’en parler… parce qu’elle existe et n’a pour autant pas trouver de place dans les récits de maternité à partager.


A PROPOS DU FILM (PAR Franck Vialle)

Une matière noirâtre dans le ventre, la tête et tout le reste du corps…

Le film s’ouvre sur des évocations abstraites, une matière informe et sombre qui se meut. Quelque chose que l’on sent, ressent, mais qu’on ne parvient pas à définir… ou plutôt pour laquelle on cherche les mots, parce que ces mots ne se disent pas. Le récit de la femme lune commence… Pour elle, et elle est la somme de plusieurs femmes, « Rien ne se passe comme prévu »… Il faut entendre que ce « comme prévu » est l’histoire heureuse d’une naissance, sa promesse, son éclosion. L’accouchement est un vide soudain, un arrachement, et la perspective d’une longue tâche.

Le nombril n’est-il pas la cicatrice indélébile d’une séparation ?

Le dispositif du film est simple : ce qui ne se dit pas, ne se montre pas… ce qui doit être évoqué doit être suggéré. Par touches successives d’impressions, et il y souvent quelque chose de la peinture, les images éparses de cette évocation douloureuses fédèrent une parole et suivent la voix. Il n’y a pourtant rien de véritablement pesant, juste un récit à engager, nécessairement. 

Bien que véritablement « impressionniste », le film parvient néanmoins à trouver son premier degré, la voix est sans détours. C’est le dispositif qui porte l’édifice.

Ombres et couleurs
Le chaud, le froid et le ton de la distance

Beaucoup d’images sont familières : un mobile, une maison, les carreaux colorés d’une crédence, d’autres qui doivent appartenir à une salle d’eau… Les plans isolent par le cadrage toutes ces matières, toutes ces « pièces » familières, ou les donnent à voir par l’ombre et/ou le reflet, en négatif pour ainsi dire… ou en surimpression.

Une réalité au-delà du miroir, tout au fond du corps et de l’esprit. Une réalité qui se bat avec une autre réalité, ou alors la « fiction communément admise » de la maternité. Mais la dépression post partum est une réalité…

La dépression post-partum est un trouble qui touche de nombreuses mères (mais également des pères), après la naissance de leur bébé… Si on parle plus « facilement » du baby blues (qu’on appelle aussi syndrome du troisième jour), la dépression post-partum peut durer longtemps et demande des soins.
Elle toucherait entre 15 et 20% des nouvelles mères, avec pour la moitié d’entre elles des symptômes graves : profonde tristesse sans raison apparente, crises de larmes inexpliquées, épuisement chronique et troubles du sommeil, sentiment de culpabilité excessif, irritabilité et anxiété extrême, absence de plaisir et besoin d’isolement, difficulté dans la relation au bébé, idées suicidaires…

Des troubles souvent non-diagnostiqués, soit parce certains parents peuvent ne pas se rendre compte qu’ils sont déprimés, soit (et peut-être surtout) parce qu’ils n’osent pas en parler de peur de ce que leur entourage et la société pourraient penser d’eux : l’anamour possible d’une mère pour son enfant est un tabou persistant, l’infanticide est le tabou ultime.

Le film rentre dans le vif du sujet, avec subtilité, en trouvant son langage, sa distance, son calme…

Incertitude, inquiétude, charge mentale…

Il est dans L’OMBRE DES MÈRES, beaucoup question d’impossibilité, d’inquiétude et de culpabilité… ses questions étant toute mise en miroir avec leur probable origine.

L’impossibilité de la relation répond à l’injonction sociale pressante « de normalité de la relation ». L’inquiétude répond à toute les incertitudes qui pèsent sur la dépendance du bébé, sa fragilité, et la responsabilité (de le nourrir, d’en prendre soin, de le protéger) qui revient à la mère. La culpabilité répond au sentiment « d’anormalité » des mères qui ne rentrent pas dans ce schéma…
Il y a aussi ce cycle difficile à boucler d’être femme, puis mère… et où il s’agit de pouvoir redevenir femme, aux yeux des autres, et à ses propres yeux.

Un autre symptôme sûrement de la charge mentale… cette charge d’autant plus pesante qu’elle est constituer d’une liste interminable de choses à faire « À faire » et auxquelles penser. Cette sensation de « ne pas s’en sortir », est soutenue par un phénomène cognitif identifié : l’effet Zeigarnik que Bluma Zeigarnik résume ainsi « Nous retenons beaucoup mieux les tâches non terminées que les tâches terminées. » Autrement dit, tant qu’une tâche n’est pas accomplie, elle ne laissera pas de repos à l’esprit.
A ce stade, la charge mentale se rapporte à de (trop) nombreuses tâches d’intendance concrètes. On peut imaginer la charge mentale plus intense encore que peut représenter une liste d’inquiétudes et d’irrésolus persistants, abstrait et renouvelé tout au long de la vie des enfants.

La question de l’égalité se pose là, aussi, et peut-être surtout.

 

« A l’arrivée du bébé, rien ne se déroule comme je l’espérais. La peur ne me quitte plus. Des cauchemars me réveillent en sueur. Je retrouve mon fils mort de chaud, oublié dans la voiture. Mes rêves me font se sentir coupable, comme si ces cauchemars étaient un désir profond. La journée, je marche dans la rue pour éviter d’être seule avec mon enfant dans l’appartement. Je m’épuise à marcher. Je m’accroche à la poussette, je crains de la lâcher. J’ai peur de mon enfant, je sens qu’il ne m’aime pas. Je sens la rencontre impossible. »

Déconstruire la fable

« Qui a peur de la déconstruction ? » était l’intitulé d’un grand colloque universitaire en janvier dernier… l’objet était de montrer comment la déconstruction a essaimé de manière féconde dans différents domaines de la recherche. En mettant en question les préjugés phallocentriques, elle a rendu possible l’analyse de la construction des identités de genre et un renouveau de la théorie psychanalytique. En s’interrogeant sur la prédominance de la métaphysique occidentale, elle a favorisé l’écoute de pensées subalternes et l’essor des recherches décoloniales. Derrida en était venu à identifier la déconstruction avec la promesse d’une « démocratie à venir ». 

J’ai isolé ce plan parce qu’il m’a étrangement fait pensé à un film qui m’a beaucoup marqué il y a longtemps déjà : Disneyland, mon vieux pays natal d’Arnaud Des Pallières. Cet ours en peluche qui semble en feu dans L’OMBRE DES MÈRES m’a fait le même effet que les plans effrayants de Disneyland, de ses engins et mascottes… A l’époque, 2001 si ma mémoire est bonne, on parlait encore très peu de « déconstruction ». Et pourtant, le principe de déplacement des signifiants et des signifiés dans le langage cinématographique, en faisant passer ce qui est « sensé » être doux et rassurant vers l’incendie était d’ores et déjà bien là. Bien que les films ne soient pas véritablement comparables, c’est un le même principe qu’applique Murielle Labrosse avec son film.

Parce que si la « déconstruction » désigne l’action de défaire quelque chose qui a été patiemment construit (notez que je souligne la fin de la définition et vous laisse avec ça !), il suffit parfois d’ouvrir un espace de parole inconnu, non investi pour déplacer le regard… J’ai toujours beaucoup cru aux transformations silencieuses.

 

« L’enfant est tout frêle. Il refuse parfois de s’alimenter et peut rester une journée entière sans réclamer. Il régurgite souvent. Son sommeil est agité. Il est réveillé sans cesse par une mère qui le croit mort. Il ne babille pas, ne sourit pas. Il réagit très peu à ce qui l’entoure. Son regard reste désespérément dans le vide. Son corps est celui d’une poupée de chiffon, sans tonus. Allongé sur son lit, tous ses membres tombent ça et là sur le matelas comme un corps sans vie. »

Ne pas être effrayée par le visage de la folie
Ne pas hurler non plus, juste oser parler…

La force du film tient autant à sa subtilité, qu’à sa démarche assurée. Il n’a pas peur de faire face, il n’a pas peur des mots, il n’a pas peur de nommer les choses et de « passer » des témoignages dans le récit de la femme lune : la peur, la violence, l’ambivalence des sentiments, la solitude, la folie, la catastrophe possible… D’autres voix sont là pour porter la connaissance et le recul scientifique, leur parole se limitant au strict nécessaire.

C’est sans doute là le coeur et le grand sentiment du film — aussi sombre qu’ils puissent être parfois — l’enjeu d’oser parler de ce sujet sans détour, porte en lui un autre enjeu de solidarité, d’empathie et d’écoute de la part de celles et ceux qui entourent.

En ce qui me concerne, parce que je m’inscris dans le modèle familiale dont traite le film, L’OMBRE DES MÈRES m’interpèle quant à ma place de père : Suis-je toujours à la hauteur ? Suis-je toujours aussi présent à l’autre et au monde que je me dois de l’être POUR l’autre ? Si un enfant est une promesse, il m’appartient AUSSI d’être digne de cette promesse, par-delà les inquiétudes et les tempêtes…
Pour traiter de toutes ces questions, la réponse est dans le lien confiant et la parole ouverte.


LE FILM

Une femme voulait s’arrondir et fondre aussi souvent que la lune, mais elle n’est pas la femme lune qu’elle attendait.  La naissance d’un premier enfant la plonge dans la tourmente. Au fil des jours, l’illusion d’une maternité parfaite cède la place à la tragédie. Son récit, ponctué de témoignages d’autres femmes, évoque l’ambivalence maternelle et nous révèle une part plus sombre de la maternité.

2023 documentaire • 49 minutes • production .Mille et Une films

réalisation : Murielle Labrosse • image : Murielle Labrosse, Isabelle Solas • montage : Léa Chateauret • étalonnage : Denis Le Paven • son : Grégory Le Maître, Camille Limousin • mixage : Pablo Salaun • voix : Lily Rubens • musique originale : Alice Animal • production : Mille et Une Films (Gilles Padovani, Emmanuelle Jacq) • en association avec Via93 et KUB • avec les soutien du CNC, de la Région Bretagne, de la Région Ile-de-France, de la Région Aquitaine, de la Procirep et de l’Angoa

 


INTENTIONS DE LA RÉALISATRICE

[…]

Ma mère comme ma grand-mère étaient toutes les deux dans une difficulté du lien. Leur fragilité ne leur a pas permis d’accueillir un enfant avec sérénité. Elles étaient, comme je l’ai souvent entendu dire, malades des nerfs. C’est le terme qu’employait la famille pour désigner les troubles dont elles souffraient. Je les observais avec effroi. Je ne voyais que des femmes souffrantes, ayant des difficultés à être mère et à construire une relation saine avec leurs enfants. Je ne voulais pas être comme elles. J’ai toujours eu des craintes sur la mère que j’aurais pu être, avec le sentiment très fort de devoir rompre une chaîne.

Lorsque j’ai commencé ce projet, il s’agissait pour moi de raconter un vécu, de partager quelque chose que je connaissais. C’était aussi aborder une relation hors du commun entre une mère et son enfant. Mais dépeindre une mère loin de l’image d’une mère aimante et dévouée, véhiculée par notre société, n’est pas un sujet facile. A chaque fois, j’ai conscience de toucher à une part intime chez chacun de mes interlocuteurs. En questionnant l’amour maternel, je fais vaciller des certitudes. Certaines personnes sont étonnées que des unités mères-bébés qui restaurent ou tentent de créer un lien entre une mère et son enfant puissent exister. Pour elles, le lien est naturel, inné. La magie opère sitôt que l’enfant paraît. Selon la sensibilité des uns et des autres, je provoque soit le silence, soit de vives réactions.

Traiter du thème de la maternité, c’est également se confronter à des siècles d’histoire et à une icône maternelle très ancrée. Celle- ci prend racine, selon l’historienne Yvonne Knibiehler, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, celui des Lumières. Dans cette période, les principes n’émanent plus du ciel, mais de la nature. Deux mythes apparaissent alors, celui de la « nature féminine » et celui de « l’amour maternel ». Médecins et philosophes, ont été nombreux à prendre la plume pour définir cette nature féminine et déterminer les comportements des mères à l’égard de leurs enfants. Progressivement, l’enfant est devenu un objet d’amour, et au fil des siècles le cocon familial s’est organisé autour de lui.

En avançant sur le projet, j’ai constaté que la femme est très souvent malmenée dans ce moment singulier de la maternité. Elle doit se conformer à l’icône de la mère comblée et épanouie et laisser de côté ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. En général, la femme subit beaucoup de pression lorsqu’elle devient mère. Et lorsqu’elle sort du schéma habituel, la honte l’envahit et la culpabilité qu’elle ressent s’accroit. J’ai le sentiment qu’on vole à la femme cette expérience intime de la maternité, en l’empêchant de la vivre pleinement, comme elle le désire.

Parler du lien mère-bébé, c’est évoquer l’étrangeté qu’une mère peut éprouver face à son nouveau-né. C’est aussi aborder le sacrifice d’une partie de sa liberté pour se consacrer à l’enfant. Une mère peut être traversée par des élans contradictoires à l’égard de son enfant. Les sentiments maternels sont ambivalents, complexes, imprévisibles et surtout ils ne sont pas figés et ne répondent à aucune règle présupposée. Parfois même, la relation peut être dominée par un sentiment d’hostilité. Une mère ne peut pas donner, ou difficilement, ce qu’elle n’a elle- même jamais reçu. Certaines sont dans la reproduction de ce qu’elles ont traversé étant enfant.

Pour donner une place à la figure de la mère dans le film, j’ai imaginé une figure fictionnelle, un personnage de conte, celle de la Femme lune, porte-parole des multiples témoignages tirés de l’ouvrage Tremblement de mères. Je me suis ainsi inspirée de leurs paroles pour créer un personnage imaginaire, symbole d’une maternité tourmentée. Avec ce dispositif, j’ai souhaité faire un portrait de mères loin des conventions pour exprimer des sentiments que des femmes peuvent ressentir mais qu’elles refrènent et qui peuvent faire des ravages.

En mêlant les témoignages des mères de la Femme Lune et la parole de professionnelles qui viennent porter un éclairage documenté et analytique sur la question, j’ai souhaité questionner ce lien mère-enfant et également aborder de façon plus larges certains aspects de la maternité sur un versant à la fois psychologique, historique et sociétal.