Technicien et créateur de génie, Jean-Pierre Beauviala était l’invité du Département Arts du Spectacle à l’Université Rennes 2. Une occasion rare d’échanger avec l’inventeur du son simultané, de nombreuses caméras, d’enregistreurs sonores et d’outils qui révolutionnèrent les techniques cinématographiques des années 60 à aujourd’hui. Rencontre haute en couleur rapportée par une étudiante en Licence 2 cinéma.
Avec une simplicité déconcertante, Jean-Pierre Beauviala a fait partager au public composé d’étudiants, de professeurs et de professionnels du cinéma, les étapes marquantes de son intense parcours au service du cinéma. À ses côtés, la directrice de la photographie et réalisatrice Caroline Champetier a vite rejoint le public pour suivre une conférence passionnante qui a balayé 40 ans d’audaces technologiques.
Un scientifique au service du cinématographe
Ses études en électronique effectuées à Grenoble dans les années 60 l’amènent rapidement à côtoyer le ciné-club de son université. Le jeune homme se familiarise avec l’univers du cinéma et, en parallèle de sa maîtrise, manifeste très vite l’envie de tourner un premier film : « Je suis un architecte contrarié. (…) Je gardais toujours l’envie de parler de l’urbanisme. J’ai voulu faire un film pour montrer la structure des villes anciennes et à quel point c’est génial comme dispositif de socialisation ». Dans l’optique de cette réalisation, Jean-Pierre Beauviala met à profit ses connaissances en électronique et son affinité évidente avec l’expérimentation. Il adapte une caméra Arriflex 16 millimètres d’occasion et un enregistreur Nagra en les couplant à des moteurs Quartz : première étape vers la liberté entre opérateurs. Le résultat n’est pas encore à la hauteur de l’exigence de Beauviala mais attise la curiosité de l’industrie du cinéma. Les Laboratoires Éclair, séduits par l’audace et la maîtrise du jeune homme, décident de l’engager en tant qu’ingénieur. Son propre film restera à l’état de chimère… Avec une pointe de regret, le technicien assène malicieusement : « Je n’ai pas fait le film, je me suis retrouvé créateur d’instruments ».
Des recherches constantes en faveur d’une concordance image-son
Commence alors une carrière émaillée d’innovations majeures. Attardons-nous, comme Jean-Pierre Beauviala l’a fait ce mardi 28 avril dans l’auditorium du Tambour, sur l’une de ses plus fameuses inventions : la suppression du fil qui reliait l’opérateur-image à l’ingénieur du son. À la place, des moteurs quartz placés dans chaque appareil (enregistreur et caméra) permettent la concomitance du son et de l’image. Ce procédé est appelé marquage temporel. Très minutieux dans ses descriptions, le créateur n’hésite pas à illustrer ses propos avec des extraits de vidéos personnelles ou des photographies. Un court-métrage tourné à la montagne décrit allègrement l’utilisation de l’une de ses premières caméras, « qui se doivent d’être libres et silencieuses » lorsqu’elles filment les évolutions du réel. La caméra Éclair 16, accompagnée d’une crosse d’épaule ajustable, répond à ces critères. Le magasin situé à l’arrière de la caméra enregistre le son en même temps que l’image. Renversement fondamental dans le paysage cinématographique, ce dispositif sera pleinement usité par des cinéastes précurseurs du cinéma documentaire américain tels que Richard Leacock ou Donn Alan Pennebaker. D’autres inventions se succèdent chez Éclair, mêlant artistique et technique, dualité jugée indispensable par Beauviala.
Un chat, une paluche et Penelope
Lorsque la société Éclair se démantèle et que l’activité de fabrication de caméras émigre à Londres au début des années 1970, le technicien profite de cette opportunité pour créer sa propre société à Grenoble. Une première caméra Aaton voit le jour et devient célèbre grâce à sa grande capacité ergonomique. Suivra une caméra portée 16 millimètres dénommée AMinima, productrice d’images « d’une beauté absolue, colossales ! On peut voir Wim Wenders mettre à l’œil cette caméra ou encore les frères Dardenne dans Le Fils ». Travaillant encore et toujours sur « les caractéristiques essentielles », de légèreté ou de maniabilité, Jean-Pierre Beauviala et son équipe donnent naissance à une autre caméra 16 millimètres, connue sous l’appellation Chat sur l’épaule, outil de prédilection du cinéma direct des années 70. D’autres inventions accompagnent les cinéastes et les autres professionnels du cinéma dans leur quête de dispositifs d’enregistrement visuel et sonore adaptés aux conditions de tournage : La Paluche, minuscule caméra utilisée surtout dans le cinéma expérimental des années 70, et, bien plus tard, la création d’une caméra Aaton 35 millimètres nommée Penelope-Delta, viennent confirmer de nouveau le talent de Jean-Pierre Beauviala à devancer l’industrie cinématographique dans la conception de caméras innovantes et performantes.
Beaucoup plus récemment, à l’ère numérique, l’équipe d’Aaton élargit ses recherches sur le son et élabore un enregistreur numérique portable : le Cantar. La conférence rennaise nous donne l’occasion de mesurer les qualités sonores et d’entendre avec plaisir ce procédé par le biais d’un extrait de Holy Motors de Leos Carax réalisé en 2012 qui utilise trois Cantars dans une même scène.
La caméra : un outil sensible et humaniste
Avec vitalité et sincérité, Jean-Pierre Beauviala n’hésite pas à nous rappeler combien ses objectifs de départ demeurent à la base de toutes ses créations. Son obstination pour la fabrication d’outils audiovisuels simples et maniables sert sa volonté de retranscrire le plus fidèlement possible un regard. Ces instruments ne doivent en aucun cas trahir la gestuelle de l’homme et détiennent la responsabilité d’accompagner le mouvement directionnel d’un cinéaste. Il souligne : « Pour l’auteur, une caméra doit être la continuité d’un organe ». Pour l’illustrer, il choisit de nous montrer la dernière scène du film Des hommes et des Dieux, réalisé par Xavier Beauvois en 2010. Caroline Champetier, directrice de la photographie sur cette œuvre, manie la Penelope-Delta dans cette séquence. Avec émotion, Jean-Pierre Beauviala nous prévient : « Gardez en tête le fait que c’est un être humain et pas une machine qui voit les moines s’en aller ». Un très bel extrait qui fait ressentir la légèreté du dispositif ainsi qu’une respiration : celle de l’opératrice. « Caroline partage la souffrance des moines, elle cahote comme eux. Le plan est à hauteur de l’œil, c’est son regard ». C’est une vision cinématographique que revendique Beauviala, sensible et pragmatique : « Les appareils munis d’un viseur central sont une catastrophe ! On ne voit rien et le sujet ne peut me voir. Ce que je propose, c’est de pousser le viseur électronique sur le côté. Je regarde dans le viseur mais, en même temps, rien n’empêche l’autre œil de surveiller le champ, de prévoir ce qui se passe. Dans le cinéma, c’est très important. » L’ingénieur dévoile ses prototypes d’appareils photographiques équipés d’un viseur latéral, privilégiant la liberté de mouvement et la précision du geste.
Pour l’inventeur, toujours attentif et curieux, le travail n’est pas terminé. Il continue à vouloir répondre aux attentes des réalisateurs. Son histoire et sa ténacité constante montrent à quel point il pense le cinéma comme un support d’évolutions technologiques et demeure imprégné par le désir de faire avancer les outils cinématographiques.
Camille Prigent
Camille Prigent est étudiante en licence 2 d’Arts du spectacle – section cinéma – à l’université de Rennes 2. Elle a suivi cette année un atelier « écriture de critiques de cinéma ».
Photographie en Une © Bruno Elisabeth