« INTERDIT AUX CHIENS ET AUX ITALIENS » : sur les traces des bâtisseurs italiens, un chantier de mémoire ?


Territoires du cinéma

Hôtel le Terminus réalisé en 1933 par les carreleurs de l’entreprise Andreatta © Archives de Lorient.

Interdit aux chiens et aux Italiens nous guide dans le voyage intime et universel de Luigi et de sa famille ; dans celui d’Alain Ughetto, qui fait ce travail de mémoire. Nous avons souhaité imprimer son lien avec la Bretagne, et nous nous sommes interrogés sur l’interaction entre migrations italiennes et territoire breton.

Avec Soazig Le Hénanff, suivons les pas des bâtisseurs italiens dans le pays de Lorient, de la rue Madame de Sévigné au Cinéma des Familles sur l’île de Groix, en passant par les ports de Keroman et de Locmiquélic. Christophe Deutsch-Dumoulin documente pour nous une sélection d’inserts architecturaux visibles dans les rues de Lorient, et nous en dit plus sur une tradition mosaïste très forte dans cette ville. Rencontrons enfin Bérangère Portalier et Xavier Argotti qui ont vu le film et nous parlent de la résonance particulière qu’il y ont trouvée… Depuis la fenêtre des bureaux de Films en Bretagne, on peut vous dire que la vue sur l’Hôtel Terminus a pris une nouvelle dimension  !

un dossier coordonné par Stéphanie Coquillon, Franck Vialle et Cécile Pélian


Les bâtisseurs italiens à Lorient

De l’intime à l’universel… Pour documenter la présence des bâtisseurs italiens en Bretagne, nous avons choisi de faire un focus sur une ville qui nous est chère : Lorient, « la ville aux cinq ports ». L’occasion de faire revivre des fragments d’histoire, d’interroger leurs empreintes sur nos paysages quotidiens. Nous avons demandé à des professionnel·le·s de l’histoire de la ville de conjuguer leurs regards et de nous dévoiler comment le travail d’artisanat et d’art des ouvriers italiens imprègne le bâti du paysage lorientais ; ou comment ces hommes et ces femmes venus pour fuir la misère – qu’elle soit sociale ou politique – se sont appropriés la ville pour « rendre précieux ce qui est simple ».

Par Soazig LE HÉNANFF, Consultante en Histoire et Patrimoine, Conférencière – Chargée de cours à l’UBS Lorient.

Le 5 janvier 2023


Étudier le décor des façades des maisons construites dans les années 1920-1930 dans la région lorientaise conduit très vite à s’intéresser aux migrations italiennes dans ces mêmes périodes tant celui-ci révèle un savoir-faire caractéristique de cette nouvelle population.

Les Italiens arrivent en Bretagne en deux temps, à la fin du 19e siècle et entre les deux guerres mondiales. Jean-Baptiste Andreatta est l’un d’eux. Ce nom de famille et entreprise bien connue à Lorient, s’ancre ici fin 1890. Originaire du Piémont, ce cimentier mosaïste veut tenter sa chance dans une ville pleine de promesses tant les besoins en main d’œuvre explosent dans le secteur du bâtiment.

Cette même année est fondée la société française de l’habitation à bon marché qui a pour objet « d’encourager les maisons saines et à bon marché », en cette fin de siècle aux préoccupations hygiénistes majeures dans les centres urbains. Entre 1815 et 1901, la population lorientaise est passée de 17 000 habitant·es à 44 640, pour atteindre les 60 000 en 1940. Autant dire qu’il y a urgence à loger ce petit monde dans une ville aux espaces contraints derrière ses remparts. Son expansion est alors autant un enjeu de salubrité publique que d’aménagement portuaire.

Signature en mosaïque d’Andreatta à l’Hotel le Terminus © Archives de Lorient

Le cimentier Andreatta crée son entreprise dès 1891. Celle-ci connaît un développement rapide et rayonne au-delà de sa ville d’accueil, sur 150 km. Sa spécialité, la mosaïque de marbre vénitienne et romaine, assure sa notoriété. En 1925, son fils Louis reprend l’affaire alors qu’une nouvelle vague d’immigration de la péninsule italienne atteint la Bretagne. L’artisan devient entrepreneur, embauche de nombreux compagnons et compte jusqu’à 50 carreleurs. Sa réussite se corrèle au foisonnement de programmes de lotissements à partir de 1926. Prenons l’exemple lorientais : dans les quartiers du Moustoir, de la Villeneuve, de l’Eau Courante, de Merville, anciennes terres agricoles peu urbanisées ; de Nouvelle Ville et de Keroman sur des vasières poldérisées ; ces terrains sont tous situés hors des remparts. D’importants programmes sont engagés rue Gambetta et avenue de la Marne (un lotissement de 36 lots), dans le quartier du Rouho en 1930 (un lotissement de 215 lots), au Parco en 1931 (un lotissement de 34 lots), en 1933, le lotissement de Mme d’Abbadie d’Arrast de 56 lots, en 1936 à Keroman (un lotissement de 110 lots), cette même année sur les terrains des fortifications (un lotissement de 48 lots).

La loi Loucheur promulguée le 13 juillet 1928 qui vise l’accès à la propriété pour les plus modestes accentuera cette dynamique constructive. Les cimentiers, maçons, mosaïstes italiens pallient le manque de main d’œuvre autour de la rade. Ploemeur, Larmor Plages, Hennebont, Lanester et Lorient[1] concentrent l’essentiel des emplois en Morbihan et explique que 60 % des Italiens du département y vivent et y travaillent.

Ils construisent en direct pour des particuliers, en sous-traitance auprès d’architectes, répondent à des marchés publics.

• A Lorient, dans le quartier de Merville ou rue Madame de Sévigné à Keryado, ils créent des pavillons privés, souvent pour des propriétaires aux revenus modestes, dont ils réalisent les plans et l’esthétique de la façade à partir des catalogues d’architecture diffusés en ces décennies.

• A Groix, Lorient, Locmiquélic, Hennebont, les ressources financières des armateurs à la pêche, des patrons pêcheurs appellent les grands noms pour édifier de grandes maisons et orner leur façade : dans le quartier de Carnel, aux portes du tout jeune port de pêche industriel de Keroman. A Groix, ce sont les frères Osvaldo et César Del Din, originaires du Frioul, dans le nord de l’Italie, qui exercent leur talent d’enduiseurs, de façadiers, de maçons : Ti Cahors, Ti Coq, la façade du cinéma, la maison de « Chat noir », de Beudeff[2].

Mosaïque école maternelle Bisson © Archives de Lorient

A Locmiquélic, les Cimolaï et De La Chiava édifient les villas des armateurs et patrons pêcheurs à Pen Mané, Sainte-Catherine, proche de l’église paroissiale.

• Une plaque apposée sur la façade des n°29 et 31 du cours de Chazelles témoigne de la collaboration entre architecte et entrepreneur. Ces deux immeubles collectifs qui ont échappé aux bombardements de l’hiver 1943 sont dessinés par l’architecte Dutartre, l’entreprise Facchini les édifie. D’autres collaborations entre l’architecte Jasseron et l’entrepreneur Tiveyrat se lisent sur certaines façades des maisons du quartier de Carnel par exemple.

• L’une des réalisations les plus connues pour un service public est probablement le préau de l’école maternelle Bisson. Réalisé par l’entreprise Andreatta en 1953, le sol du préau se couvre d’une mosaïque historiée aux médaillons se référant à certaines fables de La Fontaine. L’entrée de l’école Saint-Louis est un autre exemple de réalisation d’un équipement public.

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Mosaique école maternelle Bisson © Archives de Lorient

« Groix, l’île blanche, se pare de couleurs chaudes, d’ocre, de rouges profonds »

Cinéma des Familles, Groix © Franck Vialle

Le portrait, que dresse M. Del Din sur le site internet de son entreprise quand il évoque ses ancêtres, décrit de façon explicite l’apport de ces façadistes italiens.

Pourtant ces entrepreneurs, Fortini, Sturma, Matéo, Del Din, Andreatta, Fasiola, De La Chiava, Cimolaï, Giol, Liva… construisent des pavillons normés, dessinés sur catalogue. Les équipes, souvent d’origine italienne, travaillent sur des chantiers qui nécessitent une forte main d’œuvre faute d’équipements. Les fondations sont creusées à la pioche, les échafaudages en bois, les pierres posées à la main. L’entreprise Matéo n’acquiert sa première bétonnière qu’en 1954.

L’originalité ne s’inscrit pas dans la construction mais dans le décor. Ces artisans déploient leur talent dans la composition de la façade. « Ils rendent précieux ce qui est simple » souligne Anne-Laure Le Pauder dans son étude[3], en utilisant autant la préfabrication que les matériaux issus de l’industrie (brique, fer forgé, mosaïque …). Et déjà l’usage généralisé du ciment ! L’autel de la chapelle Calmette en fibro-ciment, paré de mosaïques en est un bon exemple. Elle est fabriquée en 1936 par l’entreprise Fasiola. Pour réduire certains coûts, l’entreprise Fasiola et ses congénères standardisent la production des balustres, des corniches, par la réalisation de moules en atelier.

Sur place, ils travaillent et jouent avec la matière. Granite, brique, ciment, mosaïque rythment les différents étages. A ces matériaux s’ajoutent les enduits dits « à la tyrolienne ». Ces derniers produisent des surfaces granuleuses ou lisses auxquelles sont mélangées les couleurs chatoyantes d’une vaste palette inspirée des habitudes italiennes. Il s’agit d’un enduit à la chaux, au ciment, ou un mélange des deux selon le souhait de perméabilité ou de robustesse. C’est la finition lisse ou granuleuse, d’influence du nord de l’Italie qui est qualifiée « de type tyrolien ».

L’hôtel Terminus © Archives de Lorient
Mosaique de l’autel de la chapelle Calmette © Archives de Lorient

Ces artisans, s’ils excellent dans l’art d’agencer les différents parements, ils se distinguent dans l’art de la mosaïque. Ils usent de la technique de pose de Gian Domenico Facchina (inventé en 1852) : les tesselles préparées en atelier sont pré-assemblées puis collées à l’envers sur papier avant la pose sur le mur enduit d’un mortier. De nombreux exemples existent toujours à Lorient : le fronton de l’Hôtel Terminus réalisé en 1933 par les carreleurs de l’entreprise Andreatta ; la corniche et l’enseigne « Andreatta Mosaïque et Ciment » au siège de l’entreprise, rue Capitaine Le Fort. A la chapelle Calmette, l’entreprise Fasiola pose les mosaïques de style vénitien réalisées par la maison Labouret de Paris.

Vingt ans plus tard, pendant la Reconstruction de la région de Lorient, ces mêmes entreprises collaborent avec les architectes des courants modernes autant que traditionnels. Ils nous laissent quelques chefs d’œuvre. En 1954, Andreatta travaille avec l’architecte Roger Beauvir à la réalisation de l’immeuble au prestigieux hall pour le Cercle d’Éducation Physique – le CEP – au 67 rue Duguay-Trouin. Le sol du préau de l’école maternelle Bisson, déjà évoqué, est un autre exemple. Tant d’autres réalisations plus modestes, redécouvertes au détour de restaurations comme l’enseigne d’une boucherie rue Foch il y a quelques années.

La reconnaissance du savoir-faire de ces façadiers, cimentiers, mosaïstes italiens émerge dans les années 1990. Ces maisons à l’esthétique originale sont révélées à la faveur d’une campagne de colorisation initiée par la municipalité. La qualité des matériaux, le chatoiement de la façade, l’existence de jardin et le lieu de construction donnent une élégance, un certain prestige à ces habitations populaires des années 1920-1930.

Rue Madame de Sévigné © Archives de Lorient

Banlieue hier, quartier résidentiel aujourd’hui ! L’héritage de ces cimentiers italiens se décèle à l’échelle du pays de Lorient. On retient souvent le nom des architectes, beaucoup plus rarement celui de l’artisan, de l’entrepreneur. Le temps passant, certains noms subsistent dans les mémoires, parfois sur les façades elles-mêmes. Leur nom s’efface néanmoins jusqu’à leur savoir-faire. Cet héritage, ces hommes mériteraient non seulement une étude exhaustive mais une attention toute particulière en ces temps de développement d’isolation par l’extérieur qui efface toute trace esthétique et, par conséquent, l’histoire à la fois de ces artisans et de leurs habitants.

[1]    Bertrand Frélaut, Les Italiens dans le Morbihan de 1879 à 1939 : un cas de « petite immigration », In Les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 109-4, 2002 ; p. 105 et p. 111
[2]    Télégramme, édition Lorient, 22 mai 1996
[3]    Anne-Laure Le Pauder, L’habitat pavillonnaire de l’entre-deux-guerres à Lorient : un patrimoine à redécouvrir, mémoire de maîtrise en histoire de l’art, Rennes II, 1996.


La tradition Andreatta dans le bâti lorientais

Par Christophe DEUTSCH-DUMOLIN, Animateur de l’architecture et du patrimoine – Service des patrimoines et des archives de la Ville de Lorient.

Le 6 janvier 2023


L’histoire de Lorient est avant tout celle des femmes et des hommes qui l’ont écrite jour après jour. Parmi eux, les constructeurs d’origine italienne ont une place particulière pour l’influence qu’ils eurent sur l’architecture locale mais également pour la trace qu’ils ont laissée et qu’ils entretiennent encore dans les mémoires.

Les mosaïques réalisées par l’entreprise Andreatta marquent les esprits pour de plusieurs raisons : l’histoire familiale est forte, elle s’inscrit sur plusieurs générations et qui ont constitué une entreprise aujourd’hui toujours active. Elles sont aussi tout à fait pertinentes pour illustrer un moment d’histoire et d’architecture de la ville puisqu’elles accompagnent son évolution.

Hôtel Terminus © Archives de Lorient

En effet, la spécialisation de la famille Andreatta à Lorient s’affirme dès les années qui suivent leur arrivée. Celui qui se fait encore appeler « Giovanni » Andreatta se présente à son mariage en 1894 comme « mosaïste » et publie des annonces publicitaires dans la presse pour promouvoir ses travaux en ciment et mosaïque. Dès 1907, on confie déjà à « ce mosaïste bien connu » l’ensemble de la décoration du vestibule de la Préfecture maritime : l’amiral applaudit à la réalisation d’une véritable œuvre d’art qui représente les armes de Lorient, des hermines et l’ancre étoilée de la Marine.

Le nom d’Andreatta apparait progressivement sur les mosaïques à la reprise de l’entreprise par son fils Louis, comme pour les très belles réalisations de l’Hôtel Terminus situé à proximité de la gare de la ville, datées de 1933 et de style Art Déco. Les réalisations domestiques se multiplient et une génération d’artisans est formée.

Les liens avec la tradition italienne ne se perdent pas. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Robert Andreatta présente en 1953 une mosaïque dans une exposition sur l’artisanat italien dont les archives municipales de Lorient conservent une photographie, prise par le consul d’Italie.

L’année suivante est celle de la réalisation des très touchantes mosaïques de l’école Bisson. Cette école moderne de la Reconstruction comprenait dès le départ le projet de grandes mosaïques monumentales sur les murs du préau, pour à la fois instruire les élèves et décorer le lieu. En définitive, c’est le sol du préau qui est orné de plusieurs mosaïques représentant les Fables de la Fontaine. Réalisées à la fois avec une douceur et une simplicité indispensable pour leur jeune public, elles nous présentent toujours aujourd’hui, pour chacune, une histoire réunie en une seule image pleine d’élan, de couleur et de sensibilité. 

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Mosaique du gymnase de l'école Bisson © Archives de Lorient

Ils ont vu le film

Le film Interdit aux chiens et aux Italiens a été présenté en avant-première en octobre 2022 aux Rencontres de Films en Bretagne au cinéma Arletty de Saint-Quay-Portieux : Descendante de famille italienne, Bérangère Portalier était dans la salle. Son témoignage nous confie la rupture de la transmission culturelle familiale, nous parle de généalogie… et d’amour.

Xavier Argotti a également vu le film : il nous confie comment le récit d’Alain Ughetto tire le fil de son histoire familiale italienne, dont des pans entiers resurgissent ou s’éclaircissent au contact avec le film… Ou comment remettre des mots et dévoiler les racines transalpines reliant la Vénétie à la Bretagne.

racines transalpines

Par Xavier ARGOTTI –  Guide-conférencier et médiateur culturel, animateur des visites « Lorient, ville d’architecture »

Portrait de mes arrières grands-parents Antonio et Antonella ARGOTTI (la photo a été prise à Belluno probablement entre 1911 et 1915, Antonio est en tenue de chasseur Alpin)

En regardant le film d’Alain Ughetto, Interdit aux chiens et aux Italiens, un bon nombre de souvenirs de mon père et de mes grands-parents a ressurgi. Enfant, certaines paroles, certains actes que je n’avais pas compris ou auxquels je n’avais pas prêté attention dans ma famille paternelle, ont fait sens au fur et à mesure du film. Le dialogue entre Alain et sa grand-mère Cesira, me plonge d’une part dans une douce nostalgie, des journées d’étés passées à Jœuf chez mes grands-parents et, d’autre part dans la question de diaspora italienne.

Ma famille paternelle a immigré en Lorraine dans les années 1920. Les Argotti et les Bertelle venaient d’une autre région transalpine que celle d’Alain Ughetto, la Vénétie. Mes arrières grands-parents ont quitté Belluno et Padova pour fuir la montée du fascisme. Mon grand-père, né en France a eu un prénom français : Alfred. Grand-mère Rosalie est née dans un petit village au milieu des collines, Lozzo Atestino. Elle a été prénommée à sa naissance Rosalia. C’est elle que j’ai pu questionner sur l’Italie, ses souvenirs. On n’en discutait pas beaucoup en famille, pas vraiment par omerta, peut-être plus par pudeur et soucis d’intégration? Ce non-dit va même se manifester le jour du mariage de mes parents, où mon père a nié être Italien et rétorqué qu’il était Français, devant un compatriote italianisant qui voulait certainement savoir de quel coin de l’Italie sa famille pouvait venir.

Cette anecdote que ma mère m’a racontée, m’interloqua sur le rapport que mon propre père avait de ces origines. Mais en pensant à sa jeunesse en Lorraine, au racisme de l’époque et aux perspectives d’avenir. Mon père avait trois choix de carrière possible : les haut-fourneaux, la mine ou la Marine. C’est cette dernière que mon père a choisie, se mettre au service de la France. Voilà comment mon père est arrivé en Bretagne, à Lorient. Là où il a rencontré ma mère à la fin des années 1960. Nous ne sommes donc pas de la diaspora des maçons italiens de Lorient. Hasard des choses mes parents ont racheté la maison personnelle d’un ancien entrepreneur Lorientais, fabriquant de parpaings, Monsieur Sturma. Une grande maison typique des maçons italiens des années 1930, Art-Déco, façade avec un enduit à tyrolienne, mais celle-ci construite tardivement, en 1947.

Le portrait de ma grand-mère Rosalia Argotti (née Bertelle) la photo a été prise en Lorraine (à Jœuf peut être…) je la daterais des années 1940.

Les études d’histoire de l’Art et le métier de guide-conférencier m’amènent à rencontrer parfois les descendants, voire les anciens entrepreneurs. Lors des dernières Journée européennes du Patrimoine, un monsieur âgé aux yeux clairs vient discuter sur des constructions réalisées par son père rue des Montagnes, c’était Monsieur Fortini. De fil en aiguille, il me dit que son père est originaire de Padoue. Aiguisant ma curiosité, je lui énumère les différents villages bordant la cité vénétienne, jusqu’à évoquer Teolo. Le village voisin de nonna Rosalia. À son tour, il partage ses souvenirs, sa jeunesse, celle de son père, de la communauté italienne à Lorient…

Je ne sais pas si c’est le fait d’être le dernier né de ma génération, les études d’histoire de l’Art qui me poussent dans cette quête de mes origines italiennes, de cette culture que l’on m’a à peine évoquée. Cette recherche s’accentue avec la perte de mes proches. Après la disparition de Rosalia, j’ai demandé à mes parents d’aller à Lozzo Atestino. Un retour aux racines, parcourir les rues de cette commune, les allées du cimetière, regarder les photos, les noms des tombes et reconnaitre certain traits de visage familiers.

À travers le film d’Alain Ughetto, je retrouve ces interrogations sur mes racines, sur les origines, le métissage, le rapport que l’on peut nouer avec des personnes que l’on ne connait ni d’Ève ni d’Adam. Comme Monsieur Fortini, nos familles ont immigré à 800 km de distance, il y a plus d’un demi-siècle. Et tout cela pour qu’à Lorient, en septembre 2022, nous nous rendions compte qu’il n’y a que 9 km entre les villages de nos aïeux. La magie de la migration transalpine.

Il mondo è piccolo…

RITALE SANS MÉMOIRE, OU L’ITALIE ENCHANTÉE

Par Bérangère PORTALIER – Directrice de KuB
© Christophe Meireis

L’Italie, c’est le pays dans lequel on arrive quand on grimpe aux branches de mon arbre généalogique. Si mon nom n’a rien d’italien, c’est qu’il est rattaché à la seule lignée française, celle du père de mon père. Mais la vérité, c’est que tous les autres chemins mènent à Rome, enfin par là-bas. Pourtant, à part une vague sympathie pour les ritals, rien n’a été transmis, alors quand je m’assois dans le fauteuil en velours du cinéma pour voir Interdit aux chiens et aux italiens, je ne me sens même pas concernée.
La projection démarre, et je m’installe confortablement dans le récit. Les personnages ont des trognes terriblement attachantes. Le film fourmille de trouvailles visuelles et narratives, et la voix d’Ariane Ascaride est si douce que c‘est un régal. Je passe un excellent moment.
C’est à quelques minutes de la fin que c’est arrivé.

Berthe Sylva chante Les roses blanches. Luigi meurt. Et moi je pleure toutes les larmes de mon corps. Un fleuve inarrêtable de gros sanglots qui perdure bien après la fin de la séance. D’y penser, les larmes me montent encore et je m’interroge : sur quel bouton de ma psyché appuie cette histoire ?

Je le sais vaguement : la famille de ma grand-mère maternelle vient du mont Viso, qui se trouve être un personnage central du film. Il est le point d’ancrage de la narration, le refuge rugueux mais chaleureux dont les personnages doivent s’arracher pour émigrer en France.
Le réalisateur Alain Ughetto est un sentimental. Pour raconter son histoire, il choisit de donner la parole à sa grand-mère Cesira. Il lui ramène une poignée de terre du mont Viso et l’interroge pour obtenir ce dont il a besoin, le récit de ses origines. Par son évocation gorgée d’amour, Cesira fait revivre l‘épopée familiale et ranime le souvenir de Luigi, le grand-père, initiateur de la migration vers la France.

Ce récit ne peut plus advenir pour moi. Tous les témoins sont morts et si peu de choses ont été racontées, la faute à des décès précoces et à cette volonté intransigeante de s’assimiler à la France. Ce fut une intégration par occultation. L’interdiction faite aux enfants de parler italien même en famille. Les prénoms français, les goûts français. La stratégie fut payante. Deux générations plus tard, il ne me reste même pas le sentiment d’être le fruit d’une immigration, et je mesure en regardant Interdit aux chiens et aux italiens, l’énormité de cet impensé. Je sens presque physiquement, à l’endroit du cœur, un gros rocher noir que je contournais constamment sans réaliser qu’il trônait au milieu de mon paysage intérieur.

Ce qui me relie à Alain Ughetto, ce n’est pas seulement cette provenance géographique et sociale. C’est aussi que son film répond à ma nécessité de recréer un lien un peu magique et mythique avec mes origines. Sautant la génération des parents, et donc m’épargnant les règlements de comptes avec l’adolescente qui reste en moi, je peux raccrocher les bouts de ce qu’Ughetto m’offre, des figures aimantes, loyales, de belles personnes à la vie modeste mais digne, pour tisser ma propre mythologie familiale. Je peux aimer ces aïeux de l’ombre et me réclamer d’eux. Leur misère n’est plus crasse, elle est sublimée par la tendresse.

Tiens, je repleure. Alors je crois que j’ai trouvé. Ce que les histoires de migration oblitèrent, c’est non seulement l’identité, mais très concrètement, c’est de l’amour en moins.
Merci Monsieur Ughetto de m’avoir offert de nouvelles personnes à aimer. J’ai à présent dans le cœur une adorable arrière-grand-mère et un arrière-grand-père à chérir.

Bérangère Portalier, décembre 2022


INTERDIT AUX CHIENS ET AUX ITALIENS d’Alain Ughetto

Long métrage – 70 min – Ecrit par Alain Ughetto, Alexis Galmot et Anne Paschetta
• Coproduction France-Suisse-Italie-Belgique-Portugal • Produit par Les Films du Tambour de SoieVivement Lundi ! / Nadasdy Film / Foliascope / Graffiti Film / Lux Fugit Film / Occidental Filmes

En salles le 25 janvier 2023 (distribution Gebeka)

Début du XXe siècle, dans le nord de l’Italie, à Ughettera, berceau de la famille Ughetto. La vie dans cette région étant devenue très difficile, les Ughetto rêvent de tout recommencer à l’étranger. Selon la légende, Luigi Ughetto traverse alors les Alpes et entame une nouvelle vie en France, changeant à jamais le destin de sa famille tant aimée. Son petit-fils retrace ici leur histoire.