« GERDA, FRIEDA, JANETT » : puzzled and sprayed


Nous avons rencontré Léa Lanoë l’autrice et Emmanuelle Jacq, sa productrice à l’occasion de « Vrai de Vrai » à Rennes où, parmi les oeuvres distinguée récemment par la Scam, nous étions invité·es à véritablement entrer dans une œuvre singulière et les différents chemins de son personnage principal… Elle est Gerda, Frieda, Janett et d’autres encore dans un film en forme d’autoportrait en morceaux, tantôt cubiste, tantôt impressionniste.

Le film est un personnage autant que le personnage est un film, un film fait de jeux, de crises, de parenthèses, d’exclamations, d’interrogations… de beaucoup de plaisir aussi, celui de l’argentique et de sa magie plastique. Nous sommes à Berlin, dans un monde à la fois figé, et changé. Nous sommes dans un monde déréglé où le temps d’un film ELLE(s) arrangent des règles comme pour conjurer quelque chose d’imminent.
« Songe : le héros se suffit, sa chute même n’est qu’un ultime subterfuge pour être – sa dernière naissance. » écrivait Rainer Maria Rilke dans la première Élégies de Duino

Le film commencera sa vie en festivals prochainement… En attendant, je partage mon journal de visionnage.


Retour d'écran (par Franck Vialle - mai 2024)
Un oiseau passe… comme une dédicace

Le film commence comme ça, dans un doux va et vient de nos Gerda, Frieda, Janett et quelques autres, sur fond noir… Elle est plusieurs, autant des personnages que des facettes qui se succèdent et qui évoquent, ça une reine de la nuit, là un drôle de bandit… clairement en milieu interlope où le noir va si bien. Quelque chose de la comedia del Arte en masque intégral, ou pas de masque du tout, au fond.

En tout état de cause, la portion congrue du dispositif est mis en place, elle(s) traversera(ont) tous les plans du film, tantôt fugace, tantôt bien installée. C’est un film sur elle(s), comme un autoportrait réalisé par une complice de jeu, et avec les choses de la vie.

Cabaret bizarre

Dans ce même début, outre le(s) personnage(s), il y a l’Allemagne, la langue, la couleur. Nous sommes à Berlin, nous le sentons très tôt. Dans ce cabaret bizarre impressionniste, nous ressentons la ville mythique, dans une vision presque figée, d’un autre temps rêvé… dans son jus… éternel.

Notre héroïne est une icône, authentique, flambeuse et flambée. Elle ira plus tard taper dans le dos de dieu, autant qu’elle à la confession. Dans ces jeux de rôle successifs, elle nous parle d’elle comme jamais.

Happiness is a warm gun

Sincèrement, je ne sais pas s’il y a véritablement de la joie chez elle(s), si ce n’est celle de partager ces bouts de film : conjurer la mélancolie, meubler un temps la solitude, s’inventer pour l’occasion une alter ego… c’est sans doute tout cela en même temps qui se passe sous nos yeux.

Il y a quelque chose de l’autodestruction tout le temps… c’est présent sans qu’on aie besoin de le dire. Personnellement, j’y vois un portrait en creux de Berlin, et peut-être même de l’Europe, habitée de mille fantômes.
La vie, la mort, ne sont pas un jeu d’enfant… le revolver pourtant est en plastique… « Elle connait bien le toucher du gant de velours » disait la chanson…

Il y a fond dans le film, plusieurs scène d’inventaires, des objets en masse qui matérialisent quelque chose d’un plan Marshall raté, pétri d’illusions jadis, de beaucoup d’inanité maintenant… Notre héroïne a été dépossédée de tout (au propre comme au figuré), ou presque, sauf de toutes celles qu’elle est.

Chanson du deuxième étage

Image de la solitude, chanson seule à la fenêtre, un parapluie comme une ombrelle, et la vision bancale d’une comédie musicale, une demoiselle de Demy qui aurait fait le match retour.

L’architecture, le graphisme de la scène dans une perspective soviétique, une perspective qu’elle a traversée, elle a bien connu ça. La chanson est un appel, ou une commémoration, ou une joie sincère. Quelle belle ambiguïté, O combien humaine, trop humaine.

Le dormeur du val ?

Je n’ai pas résisté : ces cheveux courts, cette poésie instantanée, cette malice aussi… Je n’ai pas pu m’empêcher de l’associer à Rimbaud.

Cette longue traversée du film, qui tient autant de l’épopée flamboyante que de la tournée d’adieu, est une saison en enfer à n’en pas douter. Nous suivons sans l’accepter la descente de notre icône, comme la déchéance lente d’un ange. Le corps et le visage encaisse les assauts, des guerres secrètes, réelles ou ressenties.

Lorsqu’elle git là, on pense au dormeur du val, mais également à un joueur à terre, qui fait semblant en espérant le penalty. Rimbaud dans un énième rebond. 

Radio Janett

Deux choses qui se télescopent comme un suspens haletant tout au long du film : elle est à la fois dans l’exposition la plus ostentatoire de ses personnalités, de ses pensées, de ses états, et à la fois dans le contrôle le plus pointu. C’est elle qui fixe les règles du jeu du temps, des espaces, des moments.

Une scène assez emblématique : elle s’empare de la caméra et déclenche en rafale le défilement de la pellicule comme des bribes de paysage et de temps. Des instantanés choisis et/ou provoqués… Je n’ai peu m’empêcher de repenser au « Peau de Cochon » de Philippe Katerine où le cinéaste et chanteur produisais le même moment de cinéma provocante et intensément démiurge – vision démiurge paroxystique.

Survivor

Survivante ? Survivaliste ? Un peu des deux assurément…
Mais elle a quelque chose de l’animale traquée, qui parfois s’ébat libre, parfois se fond dans le décors, parfois vient quémander un peu d’attention un sourire en coin.

Ce parc de Berlin hésite entre un souvenir de Woodstock et la cour des miracles, entre une Baigneuse déclinée par Giacometti et un souvenir de vacances, en amateur… Ça se passe près d’un lac tout près de Berlin, je ne sais pas s’il s’agit de Krumme Lanke (« quelque chose » de travers en allemand), Teufelssee (« le lac du diable ») ou du Schlachtensee (« le lac des batailles »). Mais comme toujours, tout fait sens, et tout prête le flanc à interprétations.

Gerda dans la ville

Apparente banalité, Gerda (ou Frieda, ou Janett ?) fait la cuisine : Elle s’apprête à partager un repas avec quelqu’un… ils s’engueulent.
Trivialité du quotidien ? Pas sûr… Nous sommes dans un des rares moments d’interaction directe, sans fard. Ils semblent aussi rares dans la vraie vie.

Chronique d’un moment difficile à situer dans le temps. Chronique d’une Berlin de film, chronique d’un ordinaire de film. Jusqu’à la fin de l’engueulade… et à cette aparté, où elle se livre, comme un livre – c’est un drôle de visage, une drôle de voix dans la nuit, des clopes qui s’enchaînent.
On dirait qu’elle ne joue pas, cette fois.

Kartoffelpuffer, Knödeln, Kohlrouladen, Senfeier

Drôle de repas, que personne ne semble avoir touché… Le plan dure un peu, comme une nature morte, évocation d’une cuisine germanique consistante, simple, servie généreusement.

Le plan est beau et nous ramène paradoxalement à ce que nous évoquerons plus tard… le plaisir du film, le goût de l’argentique, la saveur des couleurs, la gourmandise du jeu… paradoxalement, disais-je, parce que là, on n’y a pas touché.

Maladie / malaise du moment : Plutôt boire que manger…

Frieda TV

Frieda TV est un projet en soi… finalement la base même du film, parce qu’avant toute chose Frieda voulait faire un film, une création visuelle, une « récréation » pourrait-on dire. Frieda TV, c’est un peu le deal avec la réalisatrice : on va faire un « truc ensemble » !

Fantaisie, débordement, décalage, drôle de poésie, ironie joyeuse… j’ai déjà employé le mot « gourmandise »… cette fameuse gourmandise est en roue libre, en dérapage contrôlé toujours, et avec exigence : se succèdent des décors, des saynètes, des figures, des manifestes.
On est clairement dans la performance, et Frieda mène rigoureusement le jeu, avec plaisir, pour le plaisir, pour notre plaisir.

Quelqu’un m’avait dit un jour qu’elle se voyait un peu comme « nonne et jouisseuse à la fois ». Il y a un peu de ça dans chacune des séquences de Frieda TV. Elle est là pour rigoler, mais pas que…

L’argentique fait le bonheur

On parle souvent de « désir de film ». Là, encore plus intéressant, on a le « plaisir du film » ! Tourné en argentique, avec la magie et les accidents de l’argentique, le film est une histoire : on charge, on shoot, on décharge… la caméra est un filtre autant qu’une arme de poing… chaque scène est un moment volé au réel, un hold-up à la solitude.

« Plaisir du film », partagé. Complicité définitive, bande – aussi petit soit-elle – très organisée.
Le film a ses rituels, quasi sacré, Frieda TV est presque une cérémonie, en tous cas une ode à l’argentique, et sans doute son seul « matri/patrimoine ». Frieda laissera une trace indélébile, écrite de lumière sur le négatif.

Big sister

Obsessions, contrôle, ressassements… pas mal de TOCs.
Il y a le fatras de l’appartement, le désordre dans la tête, la mémoire abîmée, le « split » des personnages, l’hyperactivité… Il y a aussi quelque chose de grand chez ce bout frêle de femme, une vie qui sort par tous les pores de la peau, une capacité à TE prendre par le bout du nez.

Elle est dotée à la fois d’un pouvoir de sorcière et de pas mal de signes de reconnaissances. Une cousine « germaine » qui aurait toujours quelque chose à raconter, et sur elle, et sur toi.

Hypnotique.

Descendance

Des montées, des descentes… en riant ou en faisant la moue… c’est le vertige volubile du film.
Dans cette image de l’ascenseur, froid et métallique, il ya à la superbe d’une Berlin éternelle, il y a la mélancolie d’une élégie de Duino, il y a la Jeanne d’Arc de Dreyer aussi, il y a la descente aux enfers. 

La réalisatrice n’a pas voulu filmer la déchéance… elle est là pourtant, insoluble, insaisissable, indéniable.

Cruelle. Ou pas cruelle, juste violente.

Un tunnel en plein jour

Le film aurait bien pu ne jamais se terminer… Il aurait continué de nous emmener comme un tramway lancé dans le jour, et dans la nuit…  à contresens.

Je dis « à contresens », parce que s’il y a une seule chose qui est sûr au sortir de ce film, c’est qu’il n’est confortable pour personne, voire qu’il est inconfortable pour tout le monde : d’elle ou nous, je ne saurais dire dans quel « camp » est la déraison tant je la vois s’abîmer sans avoir forcément tort de cette belle digression partagée.

Pour finir, se dire que pourrait résonner la fameuse chanson d’Einstürtzende Neubauten, Sonnebarke comme une dernière invitation :

Der Ort des Geschehens novembergrau, ständig Nieselregen
komm mit
Über die Vögel, die Wolken, zum höchsten Punkt
Ich hab die Strahlenkrone aufgesetzt, Corona
Spiegelnd darin mein leuchtendes Haupt
Du sollst mein Beifahrer sein
im Fahrtwind stehen, im Sonnenwind
In schimmerndem Gold, in Purpur gehüllt
Durch Gefahr führt unser Weg und Bilder von Bestien
Komm auf meine Sonnenbarke!

Im rötenden Osten öffnet Aurora ihre Rosentore
Es fliehen die Sterne
Die Sichel des Mondes vom Rand her verblasst
steil ist am Anfang die Bahn, am Morgen
schwindelnd hoch in der Mitte des Himmels
jäh neigt sich am Ende der Weg
Komm auf meine Sonnenbarke!

Die Finsternis vertrieben
durch rasende Flammen
verzehrende Glut
Überall reisst die Erde auf
Selbst in die Unterwelt dringt durch Spalten Licht
versetzt die Herrscher in Angst und Schrecken
Komm auf meine Sonnenbarke!

Komm mit Komm mit Komm mit Komm mit Komm mit Komm mit mir*

 

 

 

 

 

 

 

A l’endroit où c’est arrivé, dans ce Novembre gris, cette bruine constante,
Viens, 
au-dessus des oiseaux, des nuages, jusqu’au point culminant
J’ai mis la couronne de rayons, faisant de moi un chef.
Tu seras mon passager
Tu te tiendras dans le souffle de la course, dans la tempête solaire,
En or scintillant, vêtue de violet
Nous irons guidés par le danger et des images de chimères
Viens sur mon bateau solaire !

Dans l’est rougissant, l’aurore ouvre ses portes roses
Les étoiles fuient
Le croissant de lune s’estompe du bord
La piste est raide au début, le matinvertigineuse haut au milieu du ciel
Brusquement le chemin se courbe à la fin
Viens sur mon bateau solaire !

Chassés les ténèbres par les flammes furieusespar une ardeur dévorante
La terre craque de partout
La lumière pénètre même dans le monde souterrain par des fissures
elle précipite tous les rois dans la peur et la terreur

Viens sur mon bateau solaire !
Viens avec moi sur mon bateau solaire !

Viens, viens, viens viens avec moi

 

Le film

« Frieda a débarqué dans ma vie. Elle vit dans la Karl-Kunger Strasse à Berlin. Frieda, c’est aussi Janett ou Matthias, c’est selon. Elle change de nom, de sexe, de diagnostic, quand ça lui chante. Frieda se heurte au monde, à sa maladie… Chaque jour est une aventure, avec ses résolutions et ses obstacles, et pourtant elle continue son travail de perturbatrice avec sa force d’inventivité et de destruction. Avec la caméra, je l’accompagne, nous jouons, nous nous questionnons, elle se confie. Ce film est le portrait d’une poète de rue berlinoise, vu par le prisme de notre amitié. »

Coproduction Mille et Une Films / Les Films de la Caravane / A perte de vue • Diffusion Tënk
Bourse Brouillon d’un Rêve de la SCAM 2019 & Bonus SCAM-Vélasquez
Aide à l’écriture de la Région Sud, aide au développement et à la production de la Région Bretagne
Aide à la production de la Région Auvergne-Rhônes-Alpes •  Soutien à la production de la PROCIREP-ANGOA, du CNC


L'autrice / réalisatrice : Léa Lanoë

Léa Lanoë est née en 1989 et habite à Marseille.

Elle étudie l’Histoire de l’art et la Littérature à Paris et à Berlin avant d’intégrer l’École nationale d’art de Bourges, dans laquelle elle réalise des installations sonores et des collages. De 2013 à 2017, elle habite à Berlin où elle performe dans le groupe Vermulscht et réalise ses premiers films documentaires et expérimentaux en auto- production. En 2017, elle participe au Master de documentaire de création de Lussas et réalise Nul N’est Censé, projeté aux États Généraux du film documentaire de Lussas, ainsi qu’au Festival de courts métrages de Clermont-Ferrand.

Depuis 2018, elle habite à Marseille où elle crée le Labo L’Argent, laboratoire cinéma argentique collaboratif et développe son travail en 16mm.