« ELECTRA » : éprouver le mystère de l'insondable féminité…


Electra, c’est le dernier film de Daria Kascheeva, dont on avait commencé à entrevoir les secrets à Rennes en avril, avec David Roussel, complice de fabrication de ces étranges marionnettes / mannequins qui sont autant d’Electra que d’entrées dans le film. On avait découvert comment Daria a transformé ses actrices en marionnettes alors que la plupart des artistes du Stop Motion tendraient à démontrer l’humanité de leurs créatures…

Et puis, il y a eu Cannes… nous avons reçu les premiers échos du choc. Puis il y a eu Annecy, et nous y étions : je suis entrée en collision avec ce film, avec tout ce que ça remue à l’intérieur, les sens qui travaillent, les sensations qui se multiplient et s’appellent… Récompensé d’un Prix de la Presse à Annecy, le film est désormais en course pour les BAFTA 2023… Quoi qu’il en soit, les spectateurs, les spectatrices ont peu osé parler d’Electra au sortir des séances : inconfortable, percutant, malséant… on aura davantage parlé de technique, de rythme, de structure… bref de la surface. Là où le film mérita bien qu’on entre dans sa profondeur, ses différentes couches sédimentaires.


Visionnage du film : A tombeau ouvert…

Première dissection : un peu d’histoire pour situer la construction mentale
Je formule ici une hypothèse selon laquelle Electra n’est pas le film d’une thérapie. Tout saut dans le vide qu’il est, et à l’image des grands opus lynchéens qui nous laissaient nous confronter à l’inquiétante étrangeté freudienne et toute la masculinité du récit qui en découle, Electra prend la forme d’un exil physique et cérébral totalement dévoué à la mise en récit du complexe d’Électre, pour ainsi dire la « version » féminine du complexe d’Œdipe… Pour situer la chose, le « complexe d’Électre » est un concept théorique que l’on doit à Carl Gustav Jung, qui fait ainsi référence à l’héroïne grecque qui vengea son père Agamemnon en faisant assassiner sa propre mère, Clytemnestre, et propose un équivalent féminin du complexe d’Œdipe de Freud. Pour pousser un peu plus loin, la fille est privée de pénis et ne peut entrer ouvertement en conflit avec le père. Chez elle, la castration ne correspond pas à la peur du garçon de perdre son pénis, mais plutôt à la frustration de ne pas en avoir. Selon Freud toujours, elle peut réagir de trois façons : 1. Le rejet pur et simple de la sexualité / 2. Le rejet de la castration et donc de son destin de future femme / 3. Le choix du père comme objet… Dans ce dernier cas, la fille commencerait à ressentir une attirance pour son père, mais une attirance toute calculée, dans la mesure où il ne s’agit que de lui soutirer le pénis qui lui manque ! Comme le complexe d’Œdipe, le complexe d’Électre trouve à se résoudre au moment de l’adolescence : la fille surmonte la castration et commence à élaborer une personnalité propre empruntant à la fois à son père et à sa mère, elle se met à rechercher d’autres objets sexuels que ses parents. A l’âge adulte, suivant cette théorie, le désir d’enfant ne serait alors chez elle qu’une sublimation du désir de pénis.

Cependant, si le complexe d’Œdipe permet l’expression radicale de l’attirance à l’égard de la mère et d’hostilité à l’égard du père, au contraire, dans le complexe d’Électre, cette expression se teinte toujours d’ambivalence : La fille est attirée par son père, mais seulement dans la mesure où elle cherche à lui soutirer un pénis, elle ressent une rivalité à l’égard de sa mère, mais continue à s’identifier à elle. Aussi Freud pensait-il que le complexe d’Électre ne se résolvait jamais complètement chez la fille et que ses effets s’en ressentaient dans sa vie mentale de femme. (source Wikipédia)

Une fois qu’on a dit ça, on peut entrer (« tranquillement » n’est pourtant pas le mot qui convient) dans la lecture du film qui ressemble peu ou prou à la mise en scène cette histoire ambivalente, dans une construction méthodique, et avec les moyens du cinéma (l’image, le son, le montage) déployés ici avec un brio et une toute puissance. Daria Kascheeva a enfilé le costume de la démiurge, sans complexe, et dans une ligne parfaitement ajustée…

Où tout ce qui apparaît sonne « métal »
Mécanique des articulations, omniprésence des mannequins, mouvements imperceptiblement stroboscopiques résultant d’une mise en scène image par image, apparition de l’homme à la moto, couleurs froides qui s’entrechoquent avec le rouge omniscient (nous y reviendrons !), dureté argentée des instruments médicaux, voix obsédante de la mère sortie de sa bouche irréelle et turgescente, tunnel de néons… tout concours à « sonner métallique », largement au-delà de l’impeccable bande-son, tout est pénétrant.

Parce que l’animation est un moyen, et en aucun cas un genre, c’est le manifeste que clame à pleine voix ce film. Parce que s’appuyer sur le mythe et sa traduction au premier degré est un alibi parfait pour aller au-delà de toutes les limites de la bienséance, de la morale, de ce qui convient… c’est l’autre manifeste que clame à pleine voix ce film qui se fixe très vite pour ambition « d’inventer » quelque chose du cinéma (Daria nous avait déjà fait le coup de la caméra à l’épaule dans Daughter… et c’est peu de le dire  !).

Parce qu’y aller, c’est aussi affirmer / assumer complétement un récit au féminin par-delà les codes, par-delà les convenances, pour le donner à ressentir avec ses parts d’ombre non autorisées habituellement, avec tous ses inconforts.

Où l’on voit rouge sang, on voit rouge fruit, on voit rouge défendu
La photographie a un prodigieux piqué, sans doute exacerbé par le fait de filmer image par image : Stop Motion gris, rouge, peau… dans une temporalité presque factice, et pourtant plus vrai que nature, celle du temps qui passe, celle des temps qui se croisent.

Le film est un poème : il y a la gourmandise des fraises, il y a la pourriture de l’écœurement. Il y a la sorcière et son cadeau empoisonné. Il y a toutes les Electra réunies, de chair et de sang, autant que celles désincarnées. Il y a l’histoire et ses possibilités. Il y a la folie et ses plusieurs. Il y a les cheveux que l’on lisse et les yeux qu’on maquille. Il y a les larmes qui noient. Il y a l’enfant qui voit rouge.

Visuellement, Electra est une inavouable gourmandise, à la mesure de l’appétit de la démiurge que nous avons introduite ci-avant. S’y croisent autant de la folie gustative de Marie-Antoinette, des ambiguïtés sombres de Mulholland Drive, ou encore de la profonde outrance de La Grande Bouffe.

J’y vois également un acte de désobéissance.

Toucher le temps, toucher le cheveu, toucher le temps qui se joue à un cheveu
Avec le Stop Motion, le temps se décompose… Ce n’est pas un ralenti, ni une accelération… Plutôt une manière de précipiter le spectateur. De lui faire voir un monde « déterminé » image par image. De lui faire vivre l’expérience du drame au travers des assauts que ce dernier est capable, toujours par les moyens du cinéma, de porter à tous les sens. Parce que c’est bien d’une expérience sensorielle qu’il s’agit, dans un voyage cérébral.

Jusqu’à ce qu’on pourrait prendre pour une libération, un réconfort. Il y a eu la fuite en avant, avec « l’homme à la moto » (avec tout le sex appeal de la chanson de Piaf !) et sa part d’irrésolu. Il y a tout à coup cette caresse, ces cheveux que l’on coiffe, dans un mouvement connu et délibérément régressif. Une caresse tendre qui finit dans l’interdite sensualité, et l’inconfort encore. Oui, tout se joue à un cheveu !

Sentir le trop, et manquer d’air
Dans sa construction (presque) chirurgicale, le rythme du film réserve ses surprises successives… On pourra aisément parler de trop plein, fort et souvent : un trop plein que le film surmonte de scène en scène, un trop plein qui n’est fait que pour décupler les effets du voyage sensoriel azimuté dans lequel on est trimballé. Dans les interstices, malgré l’air suffocant de ce gouter d’anniversaire, l’odeur de la mère et de son lot de cosmétique est bien présente, les effluves de fruits pourris et de canalisations également, quelque fragrances isolées également.

Et puis, il y a le parfum du père – une « odeur de sainteté », la plus incommodante de toutes.

Le goût du luxe, le goût du drame : amer, puis sucré / sucré puis amère
Du trop plein nous avons parlé… C’est ce luxe que s’accorde Electra tout du long. Pas ce luxe qu’on tente de lui imposer, pas le luxe auquel sa mère tente de l’éduquer, pas le luxe du paraître. Comme dans la chanson de Christophe, « ces petits luxes providentiels »  émane de la saveur de chaque plan, de leur assemblage qui suit un véritable Rhizome émotionnel tantôt sucré, tantôt amère, parfois tout à la fois, comme la vraie vie. Et c’est précisément ce « rhizome émotionnel » qui nous sort de notre zone de confort, pulsion et répulsions cohabitant dans le même espace chahuté du film, avec toute leur intensité d’image, de sons, de coupes.

Sans frein.

Épilogue de la dissection
Il y a la vie en grand dans les yeux d’enfant. Il y a la vie des grands dans les yeux d’enfant. Il y ce vertige des proportions, et cette concentration extrême de l’infiniment grand jusqu’à l’infiniment petit. Il y a tous ces vertiges dans Electra.

Avec celui de voir quelque chose s’inventer sous nos yeux.


Le film

 

 

Synopsis :

Electra repense à son 10e anniversaire, mêlant souvenirs, rêves et fantasmes cachés. Notre mémoire n’est-elle qu’une fiction ? Ou un mythe ?

le film est visible jusqu’au 8 août sur Arte.tv

 

 

 

26 minutes • République Tchèque, France, Slovaquie • 2023
Scénario : Daria Kashcheeva • Décors : Marek Špitálský • Animation : Marek Jasaň, Vojtěch Kiss • Caméra : Tomáš Frkal • Musique : Lucas Verreman • Son : Miroslav Chaloupka • Montage : Alexander Kashcheev • production : MAUR FILM (Zuzana Krivkova), PAPY3D PRODUCTIONS (Olivier Catherin), ARTICHOKE S.R.O. (Juraj Krasnohorsky) • Distribution : MIYU DISTRIBUTION (Luce Grosjean) •••• Sélection officielle Cannes 2023 (Première Mondiale) / Sélection officielle Annecy 2023 (Prix de la Presse)