Dans la cuisine des Nguyen est le premier long-métrage de Stéphane Ly-Cuong, tout comme celui d’Amélie Quéret, productrice au sein de Respiro Production, société bretonne qui a déjà produit deux courts du cinéaste.
Une belle aventure pour ce duo qui travaille ensemble depuis une dizaine d’années et qui s’est lancé dans la réalisation d’une comédie musicale pop et originale, nous plongeant dans la culture de la diaspora vietnamienne.
Programmé lors du festival Travelling à Rennes, dans le cadre de la carte blanche de Films en Bretagne, le film est un coup de coeur… Par son écriture fine des personnages et le choix de se confronter à un genre (trop) rare dans le cinéma français, il réussit à créer une bulle de légèreté et de drôlerie tout en abordant des enjeux intimes et sociétaux complexes.
Pour accompagner la sortie du film sur nos écrans le 5 mars, nous avons posé nos fameuses « 3 questions à » à Amélie Quéret et nous vous relayons un long entretien avec le réalisateur issu du dossier de presse que Jour2fête a constitué pour l’occasion.
3 QUESTIONS À AMÉLIE QUÉRET, PRODUCTRICE CHEZ RESPIRO PRODUCTIONS

Après avoir commencé sa carrière en Amérique Latine, Amélie Quéret se forme à l’Atelier Paris–Ludwigsburg de la Fémis, où elle se spécialise en coproduction européenne. Elle travaille ensuite comme directrice de production.
En 2014, Amélie fonde respiro productions en Bretagne. A ce jour, elle a produit plus de vingt films courts tous primés en festival et diffusés à la TV et développe plusieurs longs-métrages. Son premier long-métrage en tant que productrice délégué, Dans la cuisine des Nguyen réalisé par Stéphane Ly-Cuong, sort en salle le 5 mars 2025.
ENTRETIEN AVEC STÉPHANE LY-CUONG, RÉALISATEUR
L’entretien est issu du dossier de presse proposé par Jour2fête.
Le film est le fruit d’un processus assez long…
Très long ! Il y a de ça 25 ans, j’étais rédacteur en chef du site Regard en Coulisse, consacré aux comédies musicales. J’avais alors créé le personnage incongru et décalé d’Yvonne Nguyen, pour parler avec un ton très personnel de l’actualité du théâtre musical à Paris. C’était une sorte d’alias, qui me permettait d’être plus libre. Je faisais par exemple beaucoup de digressions pour évoquer mes parents immigrés, la culture vietnamienne, etc. Quelques années plus tard, j’ai monté un spectacle, Cabaret Jaune Citron, autour de ce même personnage. Ça a été un joli succès et j’ai finalement décidé d’en faire un film.
Le film est donc une adaptation du spectacle ?
Non, mais je reprends le personnage d’Yvonne Nguyen et les mêmes problématiques : la quête identitaire, l’absence de représentations ou de modèles, etc. Pour l’écriture, j’ai décidé de postuler à l’Atelier Scénario de la Fémis. J’ai eu la chance d’être pris et il y a eu ensuite de nombreuses versions du script. Au tout début, il ne s’agissait pas d’une comédie musicale, ni même d’une comédie. J’étais à la Fémis, j’ai pensé : « Fais un film d’auteur ! » Je me conformais sans forcément m’en rendre compte aux clichés des films asiatiques sérieux, un peu contemplatifs, etc. Peu à peu j’ai assumé ma propre identité, mon style, ma tonalité et l’idée de faire une comédie musicale queer. Et j’ai créé des personnages qui me plaisaient, que l’on voit peu : des femmes de plus de 70 ans, des gens avec des rondeurs, des métisses, des gays. J’ai participé à quelques résidences d’écriture en plus de l’atelier, et j’ai fini par trouver la forme qui me convenait.
Ce que vous décrivez, le fait de s’accepter, ressemble assez à la trajectoire du personnage d’Yvonne dans le film…
Tout à fait ! Il y a bien sûr beaucoup de moi dans Yvonne – et beaucoup de Clotilde Chevalier, l’actrice qui l’incarne depuis Cabaret Jaune Citron. J’ai arrêté de me mettre des barrières en cours de fabrication. Par exemple, sans tomber dans la mièvrerie, j’ai envie de transmettre de la joie et des bons sentiments. Je ne veux pas céder au cynisme et à la noirceur. En ayant cette approche, peu à peu, les choses ont mieux fonctionné.
Le film raconte le grand écart culturel éprouvé par Yvonne entre un héritage vietnamien, très traditionnel, et son amour pour les comédies musicales. Est-ce quelque chose que vous avez vous-même expérimenté ?
Évidemment. Le goût pour la comédie musicale, je l’ai depuis tout petit dès ma découverte de Peau d’Ane ou Mary Poppins. C’est un genre qui transcende le réel, qui permet de se projeter dans un monde différent. Moi, j’étais un enfant avec des caractéristiques que je ne voyais jamais au cinéma. Je n’avais aucun modèle possible, aucune représentation à laquelle me rattacher. La comédie musicale, avec son côté décalé, magique, a été comme un refuge. On a le sentiment, en tant qu’enfant d’immigré, en tant que gay, qu’on peut peut-être trouver sa place dans cet univers-là. C’était aussi une manière d’échapper à un quotidien que j’estimais morne et dans lequel je ressentais le poids de l’héritage, de l’exil, de la guerre. Tout comme Yvonne, j’ai utilisé les chorégraphies, les paillettes et les chansons pour m’évader. En grandissant, à l’adolescence, j’ai pris conscience de la richesse de mes racines et j’ai pu, peu à peu, réconcilier ces deux pôles. C’est pour ça, aussi, que je ne voulais pas qu’Yvonne choisisse un monde plutôt qu’un autre, mais plutôt qu’elle assume et embrasse toutes les facettes de sa personnalité.
À quel moment avez-vous choisi la cuisine pour incarner les spécificités, la richesse mais aussi parfois le poids de cette héritage vietnamien ?
Je me souviens d’un ami proche, qui était venu voir mon spectacle et qui m’avait dit : « C’est marrant, toi tes thématiques c’est les mères chiantes et la bouffe ! » J’avais trouvé ça très intéressant (rires)… Il se trouve que la cuisine, pour moi, est un moyen de communication à part entière. Quand ma mère voulait me faire plaisir ou bien voulait se réconcilier avec moi, elle me préparait mon plat préféré. Elle ne le faisait jamais innocemment. Ça n’est pas unique à la culture vietnamienne, certes, mais c’est quand même très présent. Dans mon film, la mère s’exprime à travers sa cuisine, Yvonne à travers la comédie musicale. Parfois, les deux se mélangent. Et en plus, ce sont des activités qui ont l’avantage d’être cinématographiques.
Comment avez-vous procédé pour écrire les morceaux de comédie musicale ?
J’ai écrit une première version des paroles, dans le scénario, pour avoir une idée de ce que les morceaux racontaient. On a ensuite peaufiné les rimes, la musicalité du texte avec ma co-parolière, Christine Khandjian. Pour la musique en elle-même, j’avais envie d’un binôme. J’avais déjà travaillé avec Clovis Schneider sur mon court-métrage, Allée des Jasmins. J’avais beaucoup aimé collaborer avec lui. J’avais aussi envie de lui adjoindre une part féminine et vietnamienne, en la personne de Thuy-Nhân Dao. Je la connais depuis longtemps, comme DJ et chanteuse pop, et j’avais conscience de son talent pour créer des mélodies accrocheuses. Je leur ai attribué à chacun des chansons, et sur d’autres ils ont travaillé ensemble. Dans mon écriture, j’avais des univers en tête, des couleurs musicales pour chaque morceau, que je leur ai communiquées : Yvonne c’est le Broadway de l’âge d’or, jazz et cordes, Gershwin, Cole Porter, Jerry Herman ; son ami Koko, c’est le disco première période avec des instruments acoustiques, des vrais cuivres ; la mère d’Yvonne, c’est la variété vietnamienne, parfois mélancolique, avec des touches de danses latines comme le cha-cha ; et Philippe Vernon, incarné par Thomas Jolly, c’est plus pop variété. Et puis j’ai laissé Clovis et Thuy-Nhân très libres, en leur faisant écouter simplement des petites choses avec des commentaires de type : « Là, j’aime bien la manière dont les cuivres sont posés ; ici, le gimmick est drôle », etc. Ils se sont complètement approprié mes références pour laisser libre cours à leur propre créativité. On a fait quelques allers-retours et ça a été très fluide.
Était-il fondamental pour vous de créer des morceaux qui restent en tête ?
Absolument. Un bon exemple de ça, c’est la chanson de fin, « Dans la cuisine des Nguyen ». Dans le texte, j’avais juste écrit le titre, sans plus d’indications. Thuy-Nhân est arrivée un matin et nous a dit : « Pour le refrain, ça sera juste cette phrase, répétée quatre fois. Et j’ai voulu que ce soit quasiment mono-note, pour que ça reste bien en tête. » Je trouve que ça marche, les gens retiennent le morceau et j’en suis content. D’autant plus que c’est le titre du film, donc c’est parfait !
C’est une étape que vous avez aimée ?
J’ai adoré, ça a été mon plus grand plaisir. J’étais moins dans le stress de la préparation. On était tranquilles, en petit comité, on essayait des choses dans notre petite bulle, avec deux personnes avec lesquelles c’est très agréable de travailler. L’enregistrement était génial aussi, avec un vrai orchestre !
Thomas Jolly, metteur en scène de théâtre et par ailleurs directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des JO de Paris, joue donc dans le film. Il n’a pas participé à l’élaboration des morceaux ?
Pas du tout ! Il n’a été que comédien, pour son plus grand plaisir. On en parlait pendant le tournage, à l’automne 2023. Il était déjà jusqu’au cou dans la préparation des JO et il me disait que ce film était pour lui comme une petite récréation, un moment de détente, même si, bien entendu, il est toujours resté très sérieux et professionnel. Il n’a jamais tenté d’interférer sur quoi que ce soit. J’ai eu la chance qu’il me fasse confiance.
Vous vous connaissiez personnellement, du fait de votre expérience dans ce milieu ?
Même pas. Je réfléchissais à l’acteur idéal mais je n’avais pas d’évidence. Après diverses discussions, on a pensé à Thomas Jolly et il se trouve qu’une amie à moi joue Stella Spotlight dans Starmania, qu’il met en scène. Elle lui en a parlé, le lendemain on s’est écrit, je lui ai envoyé mes courts-métrages, le scénario et ça a été très vite.
Les actrices chantent elles-mêmes ?
Oui ! Je voulais que l’on triche le moins possible. Avec Clotilde Chevalier, je savais qu’il n’y aurait aucun problème. La scène de l’improvisation vietnamienne, c’est du direct, en plan-séquence. Celle de Linh-Dan Pham, c’était une autre approche. Elle n’est pas chanteuse au départ mais elle a travaillé intensivement avec un coach vocal et c’est vraiment sa voix que l’on entend. Ça correspond par ailleurs à ce que le film raconte : on accepte et on célèbre ce qu’on est, avec notre personnalité et nos singularités.
Vous avez mis en scène plusieurs spectacles musicaux. Avez-vous dû aborder ces séquences de comédie musicale d’une autre manière, en les transposant au cinéma ?
Bien sûr. Il y a eu une vraie réflexion car ce sont deux supports différents. Il faut s’adapter et utiliser à notre profit la spécificité du cinéma : le découpage, les angles, les mouvements de caméra. Alexandre Icovic, directeur de la photographie, était présent avec moi durant les répétitions de danse. Nous travaillions en collaboration avec Caroline Roëlands, chorégraphe, pour que les numéros musicaux reflètent la fusion entre danse, musique, image et mise en scène.
Ce qui est en tout cas frappant, c’est la différence de mise en scène entre les séquences de comédie musicale et les autres…
C’était l’intention, dès le départ. Quand ça chante, il peut y avoir des plans-séquences avec des rails, le Steadicam, une grue, des couleurs plus chaudes et chatoyantes, le rouge du velours, les lumières… Le reste du temps, ce sont des plans fixes ou à l’épaule, des champs-contrechamps, des couleurs plus froides comme le vert ou le bleu, etc. Ce ne sont pas les mêmes outils de mise en scène. Sauf qu’au bout d’un moment, bien sûr, on casse cette logique puisque le quotidien d’Yvonne devient comédie musicale…
D’ailleurs pour Yvonne, comment votre choix s’est-il porté sur Clotilde Chevalier, dont c’est l’un des premiers rôles à l’écran ?
À l’époque du spectacle Cabaret Jaune Citron, Clotilde était une des rares comédiennes de théâtre musical d’origine asiatique. Je l’avais auditionnée et trouvée super. Elle était différente du personnage que j’avais créé dans mes chroniques, beaucoup moins bitchy, et beaucoup plus attachante. J’avais adoré qu’elle apporte tout ce panel d’émotions imprévues. Et puis, Clotilde ne correspond pas forcément aux normes physiques en vigueur dans cette industrie. Elle avait 38 ans au moment du tournage et a toujours eu des rondeurs – ce qu’on voit peu au cinéma, et ce qui ne l’empêche évidemment pas d’être une superbe danseuse. À l’étape de l’écriture, on me demandait souvent pourquoi le personnage n’était pas plus jeune. J’ai résisté : pour moi, c’était impossible. On perdait quelque chose en la rajeunissant. Se planter à vingt ans, c’est une chose. On peut se relever, recommencer, on a l’avenir devant soi. Se prendre des échecs constamment jusqu’à quarante ans, c’est différent. Yvonne est alors à un tournant de sa vie. Les regards des autres deviennent pesants. Pour elle, les enjeux sont réels.
L’actrice jouant la mère d’Yvonne, Anh Tran Nghia, a elle aussi un profil que l’on voit rarement au cinéma…
Je l’ai découverte dans la pièce de théâtre Saigon où elle mêlait déjà la comédie, la gravité et l’émotion. Elle a été une évidence et je n’ai vu personne d’autre pour ce rôle. C’était évidemment un risque, car elle n’avait que cette expérience ou presque. C’était un pari, mais je trouve qu’elle apporte énormément d’authenticité au film.
Il y a aussi une grande galerie de personnages secondaires, tous travaillés et hauts en couleur…
J’avais envie que chaque personnage, même secondaire, ait quelque chose à défendre. Qu’aucun comédien ne se dise, sur le plateau, que son rôle est purement fonctionnel. Et puis, j’ai envie d’aimer mes personnages. Même s’ils ont des défauts, qu’ils sont critiquables, je préfère essayer de les comprendre plutôt que de les juger ou en faire des caricatures. Ils ont forcément des failles, des fêlures. Angela, interprétée par Camille Japy, est à la fois drôle et touchante, à raconter des souvenirs de sa carrière passée, dont on ne sait jamais vraiment s’ils sont réels ou fantasmés. Philippe, interprété par Thomas Jolly, fait souvent des remarques flirtant avec le racisme ordinaire, mais sa rencontre avec Yvonne va lui permettre de voir les choses différemment. Chaque personnage peut avoir un parcours.
Vos films et spectacles évoquent pour la plupart la diaspora vietnamienne et ses problématiques. Est-ce un univers que vous allez continuer de creuser ?
Pour l’instant, oui. Ça fait partie de moi et surtout, nos histoires sont encore trop peu présentes à l’écran. Mon prochain film n’est pas une comédie musicale mais je peux déjà vous dire qu’il s’agit d’un road-movie au Vietnam ! Nous sommes en train de l’écrire.

BIOGRAPHIE DE STÉPHANE LY-CUONG, RÉALISATEUR

Stéphane Ly-Cuong est scénariste, réalisateur et comédien. Il a étudié le cinéma à Paris (Paris VIII, Atelier Scénario de la Femis) et à New York (Brooklyn College). Il a réalisé plusieurs courts-métrages parmi lesquels Paradisco puis Feuilles de printemps et Allée des Jasmins, tous deux produits par Respiro Productions.
Dans ses projets récents et à venir, Stéphane aime explorer les problématiques liées à la diaspora vietnamienne. Dans la cuisine des NGuyen s’inscrit dans cette continuité.
Il est également co-scénariste d’Hiver à Sokcho de Koya Kamura, d’après d’Elisa Shua Dusapin, de De l’autre côté de l’été, d’après le roman d’Audrey Diwan et de Marathon d’Alberto Segre (en écriture).
SUR LE FILM : DANS LA CUISINE DES NGUYEN
Dans la cuisine des Nguyen de Stéphane Ly-Cuong
Yvonne Nguyen, jeune femme d’origine vietnamienne, rêve d’une carrière dans la comédie musicale au grand dam de sa mère qui préférerait la voir reprendre son restaurant en banlieue. L’intimité de la cuisine, entre plats familiaux et recettes traditionnelles, leur permettra-t-elle enfin de communiquer, se comprendre et s’accepter ?
1h39′ • France • 2024 • Sortie en salle : 5 mars 2025
Réalisation et scénario : Stéphane Ly-Cuong • Avec Clotilde Chevalier, Anh Tran Nghia, Leanna Chea, Thomas Jolly, Camille Japy, Linh-Dan Pham, Gaël Kamilindi (de la Comédie Française), Christophe Tek • Musique originale : Clovis Schneider, Thuy-Nhân Dao • Paroles : Stéphane Ly-Cuong, Christine Khandjian • Chorégraphie : Caroline Roëlands • Image : Alexandre Icovic • Son : Roman Dymny, Nikolas Javelle • Montage : Tuong Vi Nguyen Long • Direction de production : Isabelle Harnist • Décors : Caroline Long Nguyen • Costumes : Elsa Depardieu • Production : Amélie Quéret, Respiro Productions • Distribution : Jour2Fête