« Un village sans dimanche », documentaire diffusé pour la première fois sur France 3 Bretagne au printemps dernier, remet en lumière une affaire qui a secoué un village breton dans les années 50. L’histoire d’une opposition entre maire et curé qui tourne à l’affrontement, jusqu’à sortir l’artillerie lourde : l’excommunication. Le temps a passé. Rouges et blancs ont perdu de leurs couleurs, et l’histoire s’est retrouvée enterrée. Jusqu’à ce qu’il soit question d’en faire un documentaire, qui a délié les langues. Six mois après la sortie du film, retour à Lanvénégen.
C’est un village tranquille du Morbihan, à l’écart des axes qui traversent le Centre-Bretagne. 2300 habitants dans l’immédiat après-guerre, 1230 aujourd’hui. Le nombre d’agriculteurs a comme partout fortement chuté. Pour y vivre, on fait maintenant des kilomètres jusqu’à l’usine : dans l’agroalimentaire ou à la papeterie de Quimperlé.
Au centre du bourg, l’église. Granit sous ardoises, elle s’étale en contrebas de la rue principale. L’édifice est vaste. Pourtant, du temps où les campagnes étaient pleines, il fallait chaque dimanche jusqu’à trois messes pour accueillir toute la population.
C’était encore le cas en 1949, quand « l’affaire » s’est déclenchée. Au départ, une broutille : le maire augmente le loyer du pré communal dans lequel le curé fait pâturer deux ou trois vaches. La décision est mal vécue, l’histoire remonte à l’évêché. C’est l’escalade : mesure exceptionnelle, l’église est fermée pendant plus d’une année, les deux camps se radicalisent, puis les élus du Conseil Municipal seront tous excommuniés…
Marie-Louise Mounier, maire actuel de la commune, est l’une des premières personnes contactées lorsque naît le projet de film. « Au départ, j’ai hésité parce que j’avais le souvenir de moments très durs. Je n’avais que 6 ans à l’époque, mais il me reste quelques images fortes, comme d’avoir vu les gendarmes sceller la porte de l’église, ou de devoir prendre le taxi pour baptiser mon frère dans la commune voisine, au Faouët. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Par la suite, quand j’ai été plus grande, on n’en parlait plus. Ou pas ouvertement. Je crois que le film nous a fait du bien, c’était une sorte de tabou. »
Le documentaire est centré sur la personnalité d’Yvonne Hellou, seule femme excommuniée. Son tort ? Elle s’occupait du bureau de bienfaisance, étroitement associé à la municipalité en place, plutôt à gauche. La fille d’Yvonne, Marguerite Leroux, a toujours pensé qu’il fallait faire quelque chose de cette histoire. « Ma mère avait beaucoup souffert. Elle était très croyante, vous savez. On l’a insultée dans cette église le jour où on annoncé la liste des excommuniés. Ensuite, elle n’en a plus parlé, ou très peu, sauf sur ses vieux jours. Quand j’y repense, je me dis que c’était un sacré personnage… Lorsque ma nièce m’a parlé d’un film, j’étais pour. C’était très très bien qu’on fasse ça. »
La nièce en question, c’est Corinne Jacob, petite fille de l’excommuniée et co-réalisatrice du film. Enfant, elle vit à Lanvénégen. Et même si personne ne parle de « l’affaire », elle sent que quelque chose n’est pas clair. « Je me souviens d’avoir eu envie d’aller à l’église. Autour de moi, tous les enfants y allaient. Ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert la lettre d’excommunication. J’ai commencé par accumuler des éléments sans savoir précisément quoi en faire. Un jour, j’entends une interview en breton de ma grand-mère sur RBO. Je ne comprends pas ses mots, mais j’écoute sa voix. Je sais qu’elle est en train de raconter sa souffrance. Mon père me traduit ses paroles ; elle dit qu’il ya de quoi faire un livre. L’idée d’en faire un film s’est peu à peu imposée. Je fais des premières recherches, de premières rencontres avec les gens de mon pays, rouges comme blancs. »
Un brin de hasard fera le reste. Corinne Jacob rencontre le réalisateur rennais Philippe Baron. Ils décident de travailler ensemble et de faire de cette histoire un film documentaire. Au départ, lui ne connaissait rien de Lanvénégen. « C’était important que je travaille avec Corinne, sinon beaucoup de portes ne se seraient pas ouvertes. On sentait qu’il y avait eu énormément de tension. Un peu de honte aussi, parce que l’église du village avait été fermée. Et beaucoup de différences de vécu. Il me semble que les femmes ont été plus profondément touchées ».
La difficulté, c’est de recueillir les témoignages. Certains ne veulent pas. D’autres se livrent, mais pas devant la caméra. On a peur de rallumer le feu ! L’équipe se rend régulièrement sur place, pendant un an, tout en travaillant les archives. « On a fait un travail d’historien, sérieux, précis, pour faire la part des choses », explique Philippe Baron. « Méfions nous de la mémoire. Nos témoins sont souvent indirects, ils étaient enfants à l’époque. Certains ont redécouvert avec le film comment ça s’était réellement passé. »
Lors de l’avant première à Lanvénégen, la salle municipale est comble. Marguerite Leroux se souvient de recevoir les gens comme si elle était ouvreuse. « On appréhendait, il y avait de l’émotion ». Pas de débat à l’issue de la projection, mais un soulagement général : « c’était bien d’en parler ». Quant aux jeunes, ils découvrent « un autre monde », totalement inconnu, qui ne date pourtant que d’une soixantaine d’années.
Ailleurs, l’affaire passionne. Le contexte surtout, qui vaut à l’époque pour quasiment toutes les communes de Bretagne : les blancs contre les rouges, l’école catholique contre l’école publique, les deux équipes de foot, chaque camp organisé pour en remontrer à l’autre… Lorsque le film passe à la télé, on va jusqu’à téléphoner à la mairie de Lanvénégen pour témoigner de traumatismes semblables vécus ailleurs.
« À chaque projection, il y a un écho sur le thème des blancs et des rouges », rapporte Philippe Baron. « Les gens parlent d’affrontements très durs. On sent chez eux de la passion : il fallait éviter tel commerce, ne pas entrer pas dans tel café… Mais tout ça s’est effondré très rapidement avec les années 60, pratiquement sans qu’on s’en aperçoive. Du coup, c’est un peu comme si on avait glissé un morceau d’histoire sous le tapis. Aujourd’hui que le film soulève le couvercle, les gens éprouvent le besoin de parler ». Et cette histoire très locale trouve un écho beaucoup plus large : 27 projections, pas moins, sont prévues en Bretagne pour le Mois du Doc. Les festivals de Pessac, Clermont-Ferrand l’ont sélectionné, ainsi qu’à Blois où il a obtenu une mention spéciale du jury. Un demi-siècle après les faits, il était donc temps de retrouver la parole !
Roland Le Bouëdec