La sur-vie des cygnes
(à propos de Pascale Breton, par Léo Dazin)
À l’occasion d’un festival de cinéma breton particulièrement estimable pour la considération qu’il porte aux films du territoire, un producteur affirma que le problème de la fiction en Bretagne était qu’il n’y avait pas d’auteurs. Par « auteurs » il fallait entendre « voix marquantes et territoriales », telles des Dumont, Guédiguian, ou Guiraudie (par ailleurs il est dommage de considérer ces hommes comme des « auteurs de territoires » dans la mesure où les décors et les personnages qu’ils invoquent sont des véhicules pour entrer dans leurs mondes). Il faut savoir que si l’on en vient à assimiler ce point de vue – « il n’y a pas d’auteurs en Bretagne » – c’est qu’empêtrés dans une mare aux canards, les cygnes peinent à se faire reconnaitre quand les canards, eux, se cooptent.
« Rares sont ceux qui ont du style.
Rares sont ceux qui peuvent le garder.
J’ai vu des chiens avoir plus de style que les hommes.
Bien que peu de chiens aient du style.
Les chats en ont à profusion.
J’ai connu en prison des gens qui avaient du style.
J’en ai connus plus en prison que hors de prison.
Le style, c’est une différence.
Une façon de faire, une façon d’être.
Six hérons juchés sur leurs pattes dans un étang…
ou vous, qui sortez nu des chiottes, sans me voir. »
Bukowski, extrait de « Style »,
Oiseau moqueur, souhaite-moi bonne chance, 1972
En 2015 sortait Suite Armoricaine, le second long métrage de la réalisatrice Pascale Breton. Il y avait à l’écran des décors familiers : Rennes et son milieu universitaire, une campagne bretonne à talus, une côte sinueuse. Or, ces « décors » investis par le film n’apparaissaient pas comme tels, et le « familier » pouvait se muer en étrangeté, en rêverie. C’est qu’entre le représenté et son spectateur il y avait un prisme… Celui d’une mise en scène à voix. Il y avait dans Suite Armoricaine une différence, il y avait un style. À l’écran n’était pas projeté un poli et joli objet culturel de canard, il était proposé de passer un moment en compagnie d’un film de cinéma, Il était proposé d’éprouver un temps de déploiement d’un autre type d’anatidé.
Si l’on parle de « style » ou de « mise en scène à voix », si l’on parle donc bien d’une singularité, alors il faut dire en quoi cela est. Pascale Breton a pu nous donner un indice pour la compréhension de son geste lors d’un entretien qu’elle donnait en 2016 à propos de Suite Armoricaine. Il s’agirait pour elle de « négocier avec le chaos » – avouons que la formule a du panache et qu’elle peut susciter une mise en appétit de connaissances comme de plaisirs esthétiques… Cette formule a une histoire. Générée par Nietzche (« Il faut avoir un chaos en soi-même pour accoucher d’une étoile qui danse »), elle fut transmise de Yeats à Joyce en tant que « Il n’y a pas assez de chaos en vous pour faire un monde »… Yeats reprochant à Joyce son style élisabéthain. Suite au jugement du Maître, Joyce aurait été très préoccupé à l’idée de démembrer ses récits, ses représentations de l’Irlande, son vocabulaire.
À chaque époque et à chaque territoire ses académismes ou mondanités esthétiques. Le style élisabéthain en fut un, le film dit de scénario en est un autre.
Pascale Breton, en scénariste chevronnée, démembre ses récits personnels. En souvenir de Dada, elle peut en venir à écrire sans connaitre la fin de ses histoires. Toujours au moment de l’écriture, il lui arrive de travailler à faire abstraction d’une forme de suite logique entre deux séquences. Mais contrairement aux nihilistes bondissants du début XXe et par amour pour Proust ou Tarkovski, elle crée aussi une cohérence de fond, elle crée un tissu temporel dans lequel coexistent présent, passé et fantasme.
À la vue de certains de ses films mettant en scène des territoires de Bretagne (Les Filles du douze, Illumination, Suite Armoricaine) peut résonner une phrase testamentaire de Michael Cimino « Faire du cinéma, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé ».
Dans cette optique, il ne s’agit donc pas d’affirmer traiter du réel comme n’importe quel canard. Il s’agit d’inventer un monde dont les artifices créeraient des effets de réel. Ainsi Les Amants Passionnés de David Lean n’est pas une histoire d’amour déchirante pour sa véracité ou son réalisme. Elle l’est car peu d’histoires sont aussi plaisamment agencées, aussi bien écrites, mises en scènes, jouées, montées. Elle l’est car bien des spectateurs aiment se projeter dans une construction, un spectacle, un genre (ici le tragique). David Lean et ses scénaristes ont composé une forme cohérente à partir de certaines de nos relations ô combien plus chaotiques.
« Négocier avec le chaos » pourrait être compris comme une recherche de déconstruction de dogmes esthétiques de son temps. Ce pourrait être aussi la négoce, l’entremêlement de centres d’intérêt disparates. Pascale Breton est une esthète diplômée, co-existent dans ses films ses attraits pour la géographie et donc pour l’histoire, la littérature, le cinéma, le théâtre, la peinture, la politique…Enfin, « négocier avec le chaos » peut aussi être entendu comme une conduite personnelle face à la construction d’un film. Stimulé par un feu d’artifices de sollicitations, Jean-François Stévenin, en tant qu’assistant réalisateur ou en tant que réalisateur, se pensait en « sur-vie », en « mieux que la vie », il avait la sensation de se fondre en elle.
Dans un sillon parallèle, Pascale Breton est une auteure habitée par ses films et leurs chaos respectifs.
En tant qu’auteure habitée, en tant que films habités, il ne s’agira pas de passer un « moment sympa » en compagnie de Pascale Breton ou de ses films. Il s’agira plus simplement et plus densément de « passer un moment »… Ce sera peut-être un début de « sur-vie ».
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