Le 8 septembre sortira en salles « Des hommes et des dieux », une fiction qui retrace l’assassinat de sept moines français en Algérie. Quatre ans avant Xavier Beauvois, le documentariste Emmanuel Audrain s’était intéressé à ce drame dans « Le Testament de Tibhirine ».
Le testament de Tibhirine se souvient d’un événement dramatique survenu en 1996, au plus fort de la guerre civile qui a ravagé l’Algérie : l’assassinat de sept moines français enlevés par le GIA dans les montagnes de l’Atlas, à 100 km au sud d’Alger. Ce qui était à l’époque un sujet d’actualité, traité à la une des journaux, devient, grâce au travail précis et rigoureux d’Emmanuel Audrain, un objet de méditation.
Le film se construit sur une absence.
Absence des moines dans un monastère désormais inhabité (les survivants du massacre sont rentrés en France), absence de la société algérienne avec laquelle il est impossible, aujourd’hui encore, de parler librement de la décennie sanglante. Construire un documentaire à partir d’éléments ténus, sauvés du désastre, est un acte de foi et de courage, qui mérite qu’on y prête attention. Car le film ne se livre pas à un regard distrait, il ne satisfera pas les passionnés de l’info en quête de révélations sensationnelles. Il parle, sur un silence pesant, de combat, de résistance, d’engagement.
Le paysage embrumé des contreforts de l’Atlas offre un cadre à la mesure de la tragédie : une montagne minérale où se cachent les groupes armés, «frères de la montagne», et une vallée, que nous ne verrons pas, où vit la société civile, «frères de la plaine» sous contrôle de l’armée. À mi-hauteur, Notre Dame de l’Atlas et son jardin, qui nourrit les villageois et la communauté de Tibhirine, une microsociété qui avait réussi à effacer les antagonismes entre chrétiens et musulmans, colons et colonisés. Ces frères-là n’étaient pas partis en Algérie pour convertir les gens, mais pour s’imprégner d’eux.
Le film sonde le vide laissé par les disparus, dans un monastère où les heures du jour se souviennent de leur présence. En outre, quelques témoins au regard ardent évoquent ce qui fut, sans chercher à transfigurer la réalité. Ils sont toujours animés par l’esprit de Tibhirine et ils nous le restituent par touches.
Dès décembre 93, les assassinats de résidents étrangers se multiplient en Algérie. Les moines savent qu’ils deviennent des cibles potentielles. C’est à ce moment que Christian, le prieur de la communauté, écrit une lettre testamentaire où il envisage la rencontre prochaine avec les terroristes : Quand un A. Dieu s’envisage… La parole de Christian va s’accomplir.
Sans jamais y faire allusion, le récit nous restitue la dimension christique de ce personnage qui attend le moment de son arrestation et de son supplice, sans arme ni armure. C’est au soir de Noël 94 que le GIA vient frapper à la porte du monastère. La dernière heure n’a pas encore sonné, mais la menace se précise et prend un visage. Nous reviendrons. La peur s’installe dans la communauté, laissant ses membres sans force.
C’est sur cette peur de l’autre, pris de folie meurtrière, que se pose la question essentielle du film : faut-il fuir ou affronter la situation ? Le journal de l’un des moines nous fournit des indices sur l’état d’esprit de la communauté : Quelle parole pour désarmer la violence qui est en face ? L’avenir est sombre. Ils décident toutefois de rester et refusent toute protection.
En mars 96, les frères de la montagne sont revenus. De cela nous ne saurons rien. Il ne reste au cinéaste que des photos souvenir de la vie avant le drame, et ces mots inscrits, noir sur blanc, chargés d’une force incommensurable : le testament de Tibhirine. Quand la caméra revient sur les mots de frère Christian : Quand un A. Dieu s’envisage…, je vois qu’il est écrit «en-visage». Quand l’adieu à la vie prend le visage du frère de la montagne venu vous l’arracher… Je suis saisi par la hauteur d’âme de cet homme capable d’envisager son bourreau comme un frère avec qui il pourra, dans un monde meilleur, jouer comme jouent les enfants. Voir l’autre au-delà de son hostilité, savoir reconnaître en lui un homme, aimable. Après la violence faite, l’amitié est de nouveau possible.
Dans un monde où nous vivons chacun replié sur soi, le sens de cette expérience risque de nous échapper. La classifier «mystique» est une bonne façon de l’invalider. Mais ne nous y trompons pas. Si nous avons à faire ici à des chrétiens patentés, ils sont sans grand rapport avec l’Eglise Romaine subvertie par la conquête du pouvoir et l’attrait de l’apparat.
Le testament de Tibhirine marque la fin d’une expérience utopique, et sa possible résurrection. C’est ce que ce film tente de nous léguer : une attention à l’autre et à la vie, qui laisse à l’homme sa liberté, loin de tout prosélytisme.
Serge Steyer
Le Testament de Tibhirine de Emmanuel Audrain / 2005 / 52′
Une coproduction .Mille et Une. Films / Le Goût du Large / Blink Productions / France 3 Ouest
(ce billet a été publié une première fois en juillet 2006 dans La Lettre de Films en Bretagne)