Depuis plus de dix ans, Françoise Bouard Blanchard et Régis Blanchard réalisent des films consacrés exclusivement à la société turque contemporaine. Leur dernier film était présenté à Rennes. L’occasion d’une belle rencontre.
Rodi photographie des Kurdes exilés comme lui à Istanbul. Il enregistre des chants traditionnels et réalise des documentaires sur son pays. Deniz vit recluse dans son appartement. Elle se souvient de son refus d’un mariage arrangé qui l’a éloignée très jeune de sa famille, puis de son engagement durant six années dans des camps du PKK, le parti indépendantiste kurde. Aujourd’hui, à Istanbul, elle a repris contact avec sa famille. Chacun à leur manière, Rodi et Deniz expriment les difficultés de la jeunesse kurde coincée entre les traditions de la société kurde toujours prégnantes, la nécessité d’ouverture et d’évolution de cette société et le combat continu pour la reconnaissance de leur culture en Turquie. Voici la trame du dernier film de Françoise Bouard Blanchard et Régis Blanchard, Les Couleurs lointaines du bonheur.
Qu’est-ce qui fait que vous creusiez toujours le même sillon celui de la Turquie ?
Françoise : Pour notre tout premier film, on s’est dit : on connaît les Turcs de Turquie. Il y en a à côté de chez nous. Comment ça se passe pour eux ? Comment vivent-ils ici ? Est-ce qu’ils s’adaptent à la société française ? . Dès que l’on parle des immigrés, c’est forcément dans les grandes cités. Nous, on a plutôt choisi de parcourir la Bretagne pour voir les communautés turques. Et la première fois que l’on a mis les pieds à Vannes, on a rencontré un petit gamin turc à vélo qui nous a emmenés au café turc. C’était parti.
Régis : Quand tu commences à traiter un sujet, tu te poses des interrogations pour un film et puis à la fin, tu t’en poses de nouvelles. Tu te rends compte que tu n’es pas allé au bout. Tu as peut-être commis des erreurs. Tu as forcément envie de continuer. Actuellement j’ai envie de travailler sur l’exil des Kurdes en Europe, sur l’engagement de ces jeunes pour la cause indépendantiste. Mais Françoise a moins envie de travailler là-dessus.
Françoise : À travers les Turcs et les Kurdes, c’est la question de la femme qui m’interroge beaucoup.
Quelle est la genèse de votre film Les Couleurs lointaines du bonheur ?
Régis : C’est très lié à Un Hiver à Istanbul, un film réalisé en 2000-2001. On voulait parler de la question de la démocratie en Turquie. À l’intérieur de ce film, il y a deux histoires. L’histoire d’un mouvement de la grève de la faim de prisonniers politiques qui inclut des Kurdes indépendantistes mais aussi des mouvements d’extrême gauche, des mouvements marxistes-léninistes. On accompagnait les proches de ces prisonniers à l’extérieur et notamment une famille de Kurdes. On interrogeait la place de la démocratie, les droits de l’homme en Turquie, les droits des minorités. C’était très touffu, très dense. On s’est aperçu que l’on n’avait pas du tout traité la question kurde en profondeur, alors qu’elle était une question essentielle pour nous. La plupart de nos amis à Istanbul sont kurdes. Tous n’ont pas connu la guerre mais certains quand même. On avait besoin de parler de ça.
Françoise : On aurait très bien pu faire un film sur le parti politique autorisé qui dépend du PKK, mais on aurait eu quelque chose d’assez propagandiste. Ça ne nous intéressait pas.
Régis : On cherchait des jeunes en pleine construction identitaire, des personnes qui ont l’âge de prendre des responsabilités, qui ont déjà un premier recul, une lucidité sur leur situation et qui ont choisi des moyens de lutte particuliers. Le photographe Rodi est quelqu’un qui lutte à travers son art. Il a choisi un médium qui lui permet de réfléchir, d’avancer, de se poser des questions sur sa situation et son identité.
Françoise : Deniz fait partie de cette famille qu’on avait filmée en 2001. On l’avait rencontrée juste avant qu’elle parte dans les camps du PKK. On a repris contact avec sa famille. Elle était revenue. Ce n’était pas évident. Elle avait forcément un recul et un sens critique. Mais est-ce qu’elle pourrait parler face à la caméra ? Ce n’était pas simple et à notre grande surprise, elle a accepté. Il a fallu du temps. Le temps que la confiance s’établisse vraiment, qu’elle ose, qu’elle avance, qu’elle chemine.
Votre film nous permet de découvrir les paradoxes de la société traditionnelle kurde à travers les regards et les actes de Rodi et Deniz. Ils veulent vivre leur identité kurde mais en amenant quelque chose de nouveau et surtout d’ouvert. C’était important pour vous ce regard critique ?
Françoise : C’était fondamental. Chez les Kurdes, il y a aussi des problèmes. Il y a de très belles choses qu’il faut sauvegarder. C’est ce que fait Rodi avec le chant. Ils sont opprimés par l’Etat turc qui refuse tout ce qu’ils aiment dans leur culture. Ils ne renieront jamais leurs racines kurdes. Mais en même temps, ils sont aussi très clairvoyants sur les problèmes de leur peuple. Ils disent que la solution ne peut pas venir que de la Turquie qui doit accepter leur présence. Les Kurdes doivent aussi accepter certains changements pour continuer à exister.
Régis : Ce qui nous importait aussi c’était de montrer ce choc entre le féodalisme et la ville moderne. La difficulté pour ces individus qui arrivent d’un système clanique, féodal où la place de l’individu est finalement moindre. La place de la femme, n’en parlons pas ! Ces individus se retrouvent projetés dans un univers urbain complexe avec une incapacité à comprendre tout ce qui se passe. On était vraiment en quête de personnages qui, eux, commençaient à trouver le chemin pour avancer là-dedans. À Istanbul, on aurait pu rencontrer des Kurdes qui sont dans un bouillon de cultures, qui sont presque plus européens que turcs ou kurdes. Qui racontent quantité de choses par leurs créations. Mais ils sont déjà en rupture avec le passé !
Vos deux personnages sont des exilés à Istanbul. Ils dégagent un grand sentiment de solitude ?
Françoise : Quand Rodi va voir sa famille, ils ne comprennent pas ce qu’il est et ce qu’il fait. Quand il est à Istanbul, avec des Turcs, ils ne comprennent pas d’où il vient et ce qu’il vit. Il est toujours dans une incompréhension dans son rapport à l’autre. Il est très seul et pour Deniz c’est un peu la même chose.
Régis : Deniz a gagné en liberté grâce à son combat. Qu’elle ait choisi de rejoindre les camps du PKK, c’est une force. C’est presque une héroïne. En même temps, c’est un traître car elle a choisi d’en revenir. Elle est en rupture avec les personnes politisées d’Istanbul. Aujourd’hui, elle est seule avec sa famille mais presque à côté de sa famille.
Le portrait de cette femme qui assume tous ses choix passés, quitte à être bientôt emprisonnée, est très étonnant ?
Régis : On a vraiment un problème avec ce personnage féminin, avec les Kurdes notamment. Elle est considérée comme une folle.
Comment les Kurdes reçoivent-ils votre film ?
Françoise : Ils sont très touchés car c’est finalement assez rare d’avoir des films qui parlent d’eux, de ce qu’ils sont en dehors de la lutte des guerriers. On ne les présente pas comme des terroristes. Ils en sont très heureux. Par contre le personnage de Deniz dénonce des choses et ils ont du mal à l’accepter.
Régis : Il y a encore un vrai problème actuellement, c’est l’image que l’on donne du peuple kurde. Il y a une vraie difficulté à accepter un sens critique. Encore plus quand il vient de l’extérieur. On est français et quelque part on ne pouvait pas se permettre d’avoir ce sens critique sur la situation des Kurdes. Le personnage de Rodi ne pose pas de problème. Il est ancré dans ses racines, il amène quelque chose de nouveau. C’est quelqu’un en construction par rapport à la question kurde. Le personnage de Deniz, il balance tous les paradoxes et notamment le problème du féodalisme, des mariages arrangés. C’est quelque chose sur lequel les mouvements indépendantistes luttent. Ils font un vrai travail d’émancipation sociale. Ce n’est pas qu’un mouvement nationaliste ! Ils travaillent là-dessus en interne ! L’autre question, c’est celle de la lutte armée qu’il ne faut surtout pas montrer. On a envoyé le film à RokTV, à Bruxelles, qui est une chaîne plutôt proche du mouvement indépendantiste. Il y a un regard très critique sur le personnage de Deniz. Pour eux, elle a trahi. On attend la réponse mais…
Comment les Turcs et les Kurdes vous perçoivent-ils ?
Françoise : On fait un peu partie de la famille.
Régis : Quand Rodi a vu le film terminé, il nous a dit qu’on était un petit bout de la lutte.
Qu’est ce qui caractérise votre parcours de cinéastes ?
Françoise :La ténacité. On fait les films avec des désirs à chaque fois très forts, même si les financements tardent à venir. Et puis il y a cette question que l’on creuse, la place de l’individu à travers le peuple turc et kurde, la place de l’individu dans la société et la question du bonheur, la recherche du bonheur.
Régis : On travaille sur la Turquie depuis un certain nombre d’années. J’ai vécu là-bas. On a fait des rencontres qui font que l’on a pu parler de ce pays-là. En Turquie, les gens parleraient de destinée. On a pu faire des portraits en allant à l’encontre des préjugés. Comment on arrive à se construire une identité ? Pour nous, ce dernier film est peut-être le plus représentatif de cette question-là. Avec Yürü, le tout premier. Comment on fait pour se construire alors que l’ensemble du groupe ou de la société dans lequel on vit peut sembler être un frein ou un obstacle à une émancipation, à une liberté ?
Propos recueillis par Hubert Budor
Les Couleurs lointaines du bonheur fait partie de la programmation Dix films rêvés actuellement distribuée dans l’hexagone par l’association Documentaires sur Grand Ecran.
> Les Couleurs lointaines du bonheur / 85′ / 2008 / une coproduction Les Films du Balibari / TV Rennes 35
Photo : Rodi Yüzbasi