Tangui Le Cras : de la colère à la reconquête amoureuse


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tangui le cras, je ne veux pas être paysan

Il n’est pas rare qu’un premier film documentaire s’écrive, comme celui de Tangui le Cras, à la première personne. Il est plus remarquable qu’il emporte l’adhésion de tous ses lecteurs, producteur comme membres des commissions d’aide. Face aux films de l’intime, qui s’accumulent sur leurs bureaux, une question se pose toujours : qu’y a-t-il là de partageable ? C’est après un long processus d’écriture et de maturation que Tangui a répondu, avec brio.

C’est à une session de formation à la dramaturgie en documentaire, sur les terres de Mellionnec, qu’a déboulé un certain Tangui le Cras, l’été 2014. Parmi les douze stagiaires, lui se distingue par une énergie débordante, un regard sur le vif, un trop plein. Il est ici et ailleurs. Manager d’artistes dans le spectacle vivant, régisseur sur de gros évènements musicaux, Tangui se lance malgré tout dans l’écriture d’un film, le premier, qui comme il le dit lui-même, n’en appellera pas forcément d’autres, « je n’ai pas besoin d’être réalisateur », mais qui fait nécessité. Son désir de film transpire, il y a une urgence à dire sa condition de fils de paysan, en rupture avec la ferme. L’opération de son père, usé par le métier d’éleveur laitier, est le déclencheur. Tangui veut crier sa colère devant cet homme qu’il voit partir au travail en boitant, contre l’avis des médecins, et peu soucieux de l’inquiétude de son fils, pour qui c’est une marche macabre. Cette image, Tangui l’a filmée, avec l’aide d’une amie, Oona Spengler. Le médium du cinéma s’impose, et le regard posé sur cette image du père ne cessera de muter. Le pas lent et claudicant de ce corps robuste, en marche vers l’exploitation, est aujourd’hui comme une métaphore du cheminement du cinéaste vers l’acceptation du métier de son père, qu’il considérait comme un sacerdoce imbécile et égoïste, qui ne promet rien d’autre qu’une vie gâchée par le travail. Ce rejet, Tangui l’exprime aux premières heures avec un certain dégoût. Il hisse sa clameur jusqu’au titre de son film : « Je ne veux pas être paysan ».

Malgré ses points aveugles, Tangui convainc ceux qui l’écoutent. Son discours est affecté mais il y a déjà une force dans son projet qui ne laisse personne indifférent. A la lecture de son histoire, un monde paysan aux abois est en écho, et sa relation au père est aussi bouleversante que celle que Tangui entretient avec la ferme, qu’il ne reprendra pas, non sans culpabilité, comme tant d’autres. Gaëlle Douel et Séverine Vermesch, en charge de la formation à la dramaturgie, l’accompagne à marche forcée, mais il est trop tôt pour parler récit. En pleine session, Tangui essuie de la part de son père un refus, pourtant ponctuel, d’être filmé. Il est bousculé, il ne se sent plus légitime dans sa démarche. Il plaque tout.

Il faudra attendre un an, et une nouvelle formation à l’écriture, « Du désir de film à l’intention », pour que le Centre-Breton reprenne la plume. « Tout le réseau mellionnecois y est aussi pour quelque chose » : Jean-Jacques Rault et Gaëlle Douel notamment, fondateurs des rencontres du film documentaire, mais aussi des auteurs de passage comme Salomé Laloux Bard, qui invite Tangui à lui parler de son film en jachère, avant de lui intimer la conviction qu’il faut s’y remettre. « Ma particularité est aussi de n’avoir aucun passé de cinéaste, aucune formation en cinéma, la légitimité était donc peut-être plus difficile à trouver. En cela les autres m’ont aidé » concède le jeune réalisateur. Bien que néophyte, Tangui est un homme de l’image qui s’ignore, instinctif, le cadre apparaît à celui qui l’écoute, il sait raconter.

On l’encourage pour cette nouvelle session de travail à se consacrer à son film, mais il n’est pas question pour lui de renoncer aux artistes qu’il accompagne, « c’est aussi peut-être ma force de ne pas chercher à vivre du cinéma ». On compose donc avec le pluriactif Tangui le Cras, qui fait l’heureuse rencontre d’Anne Paschetta, alors formatrice, et qui deviendra sa collaboratrice sur l’écriture du film. Ces deux caractères bien trempés s’accommodent l’un de l’autre, et se retrouveront quelques mois plus tard en duo à Mellionnec, grâce à une aide du département qu’a obtenue Tangui.

JNVPEP

Repérage mars 2014 – Dominique Le Cras © Oona Spengler

C’est alors que débute la reconquête amoureuse. « Je prends conscience que la ferme c’est aussi une enfance heureuse, un terrain de jeu sans égal, un lieu qui nous soude moi et ma famille ( …) Ce n’est plus pour moi la seule image d’une voie sans issues où les paysans se suicident ». Le chemin de l’acceptation passe par le souvenir et la poésie, par des images nouvelles aussi : « Il a fallu me résoudre à renoncer à toute les séquences tournées en 2014, plusieurs heures de rush à l’intention incertaine, que je considère aujourd’hui comme du repérage (…) Ça n’a pas été simple tant ces images étaient chargées d’affects ». Sous les conseils de Anne, Tangui sollicite le chef opérateur Guillaume Kozakiewiez pour une journée de tournage. Une nouvelle esthétique du film se dessine.

Tangui prend de l’assurance, de la maturité, et ces nouvelles collaborations l’aident à déployer son écriture. Coup sur coup il obtiendra l’aide à l’écriture de la Région Bretagne, la bourse brouillon d’un rêve de la Scam, et la si sélective aide du CNC.

C’est là que par l’intermédiaire de Guillaume, Jean-François Le Corre, de la société Vivement Lundi !, prend connaissance du projet. Le producteur rennais fait d’abord la rencontre d’un titre : « un Je qui avait tout pour me faire fuir. Un titre potentiellement révélateur d’un projet trop intimiste pour que j’y trouve le propos plus universel qui souvent traverse les films que j’aime produire ». Pour autant, Jean-François décèle vite à la lecture de Je ne veux pas être Paysan « un récit dépassant la seule relation père-fils. Un questionnement sur le rapport au métier de paysan à même de faire sens au-delà de la seule histoire familiale. » Le producteur est séduit par la maturité du projet et admiratif du chemin d’écriture qu’a emprunté Tangui, qui en route a su s’entourer des bonnes personnes. Dans sa note de production Jean-françois Le Corre reprendra donc à son compte ce « Je » qu’il craignait tant, pour affirmer en titre : JE veux produire ce film.

Le peu d’expérience de Tangui n’effraie pas le producteur de Vivement Lundi !, qui lui, n’en manque pas. Il voit en Tangui « un tempérament volontariste », aux solides compétences dans la gestion de projets artistiques. Et si Tangui n’a encore qu’un sens intuitif de l’image, son rapport à la musique est d’une grande finesse, ce qui n’échappe pas à Jean-François : « Il m’a rarement été donné de lire dans un projet de premier film – tous genres confondus – une telle proposition d’utilisation de la musique en tant que matériau signifiant. »

Le jeune réalisateur, qui assume cette fois le titre, pas tant pour sa noblesse, mais pour ne plus se dérober à sa place, est prêt, légitime. Il tourne durant une vingtaine de jours, au printemps et à l’été 2017. « Tourner est encore un nouveau métier, j’apprends sur le tas », déclare-t-il avec une trompeuse décontraction. Mais même à tâtons, Tangui sait où il va et le matériau récolté convainc encore ceux qui ont décidé de le suivre. L’étape du montage attend maintenant le réalisateur, avant les premières diffusions télévisuelles de Je ne veux pas être paysan, sur l’ensemble des chaînes bretonnes et France 3 région, au printemps 2018, et sur L’heure D, case documentaire de France 3 nationale, en été 2018.

Si comme l’avance Jean-François « le film fait globalement un parcours sans faute, et cumule les aides du CNC, de la Région Bretagne, et de la Scam, ce qui reste rare », et que sa réception à la Procirep et à France 3 a été enthousiaste, au point d’être désigné comme « coup de coeur » par ces deux partenaires, une telle unanimité sur un premier film ne doit pas peser comme une promesse sur les épaules de Tangui le Cras, dont nous saluons avant tout aujourd’hui ce beau parcours d’écriture et de réalisation, sur un film dont le « Je » a été pleinement assumé, et partagé.

Yves Mimaut