Professeur de droit des médias, de l’administration des activités culturelles et de gestion de la communication à l’université de Toulouse, Serge Regourd est un observateur assidu de la décentralisation audiovisuelle et un expert auprès des acteurs politiques. Nous l’avons rencontré à Epinal, dans le cadre des rencontres professionnelles organisées par Films en Lorraine. Son point de vue complète bien des constats opérés au fil des mois sur notre site Réinventons l’audiovisuel public !

Serge Regourd : La décentralisation audiovisuelle en France est une immense déconvenue. Le rapport Bredin de 1985 annonçait la création d’environ 80 télévisions locales et régionales de plein exercice en France… J’ai suivi de près la fondation d’une des premières télés locales de France, TLT à Toulouse, je suis toujours membre du comité des sages, et 26 ans plus tard, cette télévision n’a toujours pas de modèle économique, pire, elle a dû licencier la moitié de son personnel. Aujourd’hui, au lendemain des municipales, si la Ville se retire, TLT s’arrête sur le champ. Sur le versant des télévisions régionales publiques, les choses sont encore plus décevantes puisque la loi Fillioud de 1982 et le projet de TNR en 2002 ont purement et simplement été abandonnés.

– Le concept de France 3 chaîne nationale à vocation régionale est-il soutenable ?

– Ce n’est pas la solution idéale, mais je suis instruit par tout ce qui s’est passé ces dernières décennies et par la situation budgétaire, je ne crois plus à la possibilité d’un choix politique qui créerait des télévisions régionales de plein exercice. Et si on s’en tenait à huit stations, comme le préconise le rapport Travert, on aurait une déperdition énorme en termes de proximité.

– Comment analysez-vous les rapports de force autour de l’audiovisuel public en France ?

– Dans les cabinets ministériels, la plupart des conseillers n’ont plus la culture de service public. Ils viennent de HEC ou autres grandes écoles, et considèrent leur passage dans un ministère comme une étape qui les conduira demain à faire des choses plus prestigieuses. Un jour, j’étais à une réunion de cabinet où un conseiller ne savait pas ce qu’était l’ORTF ! Au Parlement, j’ai plusieurs amis députés socialistes qui partagent mes jugements de valeur, mais quand ils sont à l’Assemblée, ils sont soumis à des logiques plus fortes qui font qu’ils n’ont pas le choix. Il faut suivre les consignes si l’on veut être réinvesti par le parti aux élections suivantes.
Par ailleurs, le rôle des intellectuels a complètement changé. Dès qu’on a une petite expertise sur un sujet, on est immédiatement instrumentalisé par les grands groupes. Moi j’ai fait au cours de ma carrière une seule consultation, pour le numéro un de la presse allemande. Avec ce travail qui m’a pris deux ou trois mois, j’ai touché l’équivalent de cinq ans de mon salaire d’universitaire. C’est grisant ! Vous avez une belle couverture médiatique, vous recevez des cadeaux… Pas étonnant que nombre d’experts soient tentés par ces pratiques, et perdent tout sens critique.
Il y a enfin le poids du lobby des gros producteurs parisiens, une trentaine de sociétés de production qui vivent essentiellement des commandes de France Télévision. Ce sont pour eux des rentes de situation extraordinaires ! Ces entreprises, dont les dirigeants sont proches des pouvoirs politiques, ont toutes les raisons de s’opposer à une régionalisation de l’audiovisuel public en France.

– La question-clé n’est-elle pas fiscale, avec la possibilité pour les Régions de lever une redevance ?

– Pour moi la question de l’égalité fiscale est tellement ancrée dans les représentations politiques que la solution pragmatique devrait plutôt passer par une péréquation. Il n’est pas du tout gênant que tout le monde paie la même contribution, mais ensuite on peut tout à fait faire une répartition par une redistribution en fonction des nécessités. Cela me paraîtrait plus simple et plus indolore au plan politique. Moins susceptible de provoquer des contestations.
Le véritable procès à instruire, dans cette faillite de l’audiovisuel public, c’est celui des politiques. Pour la ligne éditoriale des régions sur France 3, ils souhaitent “une image positive et bienveillante, et le développement des valeurs de proximité et de partage” (extrait du COM de FTV, ndlr). De qui se moque-t-on ? L’état de l’audiovisuel public en France est le produit de toute une série d’inadvertances de ce genre, de politiques publiques totalement calamiteuses qui continuent d’ailleurs aujourd’hui ! Par exemple, la question du pluralisme. Il y a des études récentes qui montrent comment le pluralisme politique à la télévision publique est limité au discours néolibéral. C’est l’étude d’une chercheuse du CEVIPOF qui l’affirme, c’est-à-dire Sciences Po Paris qui n’est pourtant pas un haut lieu de la contestation ! Si le service public c’est la parole donnée uniquement aux experts qui sont présents dans les conseils d’administration des multinationales et qui pensent que, hors l’austérité, point de salut, on ne peut pas parler de pluralisme. Il y a donc une responsabilité politique majeure qui vient de plusieurs éléments : les politiques ne regardent pas la télé sauf quand ils sont eux-mêmes à l’écran. Le politique considère la télé comme un instrument et non comme un lieu de culture. Par ailleurs, avec le cumul des mandats qui pousse un élu local à chercher un mandat national, il ne faut pas s’étonner qu’il n’y ait pas de culture de décentralisation dans les médias.

– S’agit-il d’une spécificité française ?

– Ailleurs en Europe, les élus locaux n’ont pas besoin d’une visibilité nationale pour exister. Donc, la seule manière d’être authentiquement décentralisateur, c’est de sortir du schéma centraliste qui décide depuis Paris ce qui doit se passer dans les régions, en appliquant le même modèle partout. Le centralisme n’est d’ailleurs pas le seul fait des Jacobins, l’Etat français centralisé ayant préexisté à la Révolution et lui ayant survécu sous bien des formes. Penser l’égalité suppose d’abord de respecter les identités. La critique du Jacobisme est mal orientée : le Jacobisme, ce n’est pas le centralisme, c’est la conception qui continue de prévaloir dans la manière de penser la réforme de l’audiovisuel public, comme devant s’appliquer partout sur le même modèle. A cet égard, ceux qui dénoncent le Jacobisme alors qu’ils visent le centralisme, continuent de raisonner en Jacobins. Il y a une identité de la Bretagne qui n’est pas celle de la Lorraine. Aujourd’hui encore, on regarde les territoires d’en haut et on considère tout le monde de la même manière. On considère que ce sont les mêmes solutions qui doivent prévaloir partout ! Ce qui vaut pour la Bretagne n’est pas ce qui vaut nécessairement pour Midi-Pyrénées. Moi, je ne serais pas choqué du tout que l’audiovisuel en Bretagne relève d’un statut dérogatoire.

Propos recueillis par Serge Steyer