Travelling 2015 : nouvelle donne


Au premier coup d’œil, chacun se sentira comme chez soi dans le programme de Travelling qui démarre aujourd’hui. Mais en y regardant de plus près, on pourra voir les lignes bouger. C’est que la direction de ce festival de cinéma a changé pour la première fois de son histoire. En septembre dernier, Fabrice Bassemon a pris la tête de Clair Obscur, l’association organisatrice, et orchestre sa première édition aux côtés d’une équipe qui n’a – presque – pas changé.

– L’équipe dont vous avez pris la tête est en place depuis longtemps. Comment avez-vous travaillé, selon quelle répartition ? 

Fabrice Bassemon : Travelling comme les autres actions de Clair Obscur se pense et s’organise collectivement. C’est un travail d’écriture et de composition à 6 mains, avec Anne Le Hénaff à l’artistique et Jacques Froger à l’éducation aux images. Je suis directeur de Clair Obscur, donc directeur du festival, mais pour ce qui concerne la programmation, c’est un travail collégial. C’est d’ailleurs ce qui singularise notre activité : personne n’impose rien, on discute, on débat. Je ne suis en fonction que depuis 5 mois, je ne suis pas allé à Oslo, c’est donc l’équipe qui a présidé à 95% des choix sur cette section du programme. Je n’ai pas de prétention particulière sur l’artistique : je suis là pour donner le tempo, faire évoluer certaines choses. Le rôle d’un directeur c’est d’impulser des dynamiques, de donner le cap.

– À quels changements et à quelles nouveautés devons-nous nous attendre ?

On est sur une évolution, sur une mutation. J’aime bien ce terme scientifique : il évoque une cellule qui évolue et se transforme. On peut filer la métaphore pour parler de la musique, qui fait partie de l’ADN de Clair Obscur et de Travelling. J’ai commencé par proposer de repositionner Travelling en affirmant que la ville est au cœur du projet. Travelling, ça désigne un mouvement cinématographique emblématique. C’est symboliquement très fort. À terme, on n’aura plus Travelling Oslo, Travelling Junior, mais Travelling tout court. Si nous avons gardé cette notion de voyage que le choix d’une ville étrangère induit, nous dépasserons cet horizon immédiat pour investir la ville moderne, la ville contemporaine. L’idée, c’est donc d’inviter les gens à circuler entre différentes propositions avec ce fil conducteur qu’est la cinégénie urbaine, désormais présente dans la plupart des sections de la programmation. La ville est omniprésente au cinéma et en particulier dans la marge, là où l’art cinématographique se renouvelle et évolue. Nous avons redéfini le projet en suivant ces lignes de force. Cette orientation nous a paru naturelle à tous.

Avec le développement de la section Urba [Ciné], il s’agit d’insister sur la notion de marge urbaine et cinématographique, là où le cinéma est le plus libre aujourd’hui. Nous inaugurerons une nouvelle compétition de films francophones et présenterons une sélection de fictions et de documentaires. Nous initions également un partenariat structurel avec l’ACID autour de sa programmation cannoise. Je me sens proche des cinéastes de l’ACID et ce partenariat va nous permettre de présenter des films de la marge à différents titres : Spartacus et Cassandra, Brooklyn, Mercuriale et Qui Vive. J’ai travaillé dans le domaine de l’art contemporain en plus du cinéma. Nous créerons donc plus de passerelles entre ces arts désormais.

– Cela promet une programmation plus transversale ?

La cinégénie urbaine est une thématique transversale. On s’intéressera à des artistes qui travaillent sur ce thème dans d’autres champs que le cinéma : le travail de Cédric Eymenier par exemple, à travers Platform, une série de 13 films sur de grandes métropoles internationales. Je voulais montrer des films issus de l’art contemporain qui sortent des sentiers balisés. Les siens sont conçus comme de vastes paysages urbains, en mouvement, où l’architecture n’est pas filmée pour elle-même. Cédric filme la circulation, l’arrière-plan, l’activité humaine dans ces villes à première vue déshumanisées.

Pour tirer encore sur ce fil d’Ariane, nous présenterons le travail de Ane Hjort Guttu, une artiste plasticienne norvégienne. Ses films interrogent le modèle social scandinave et l’espace urbain en mutation. Nous avons fait sous-titrer le dernier en date pour l’occasion. Elle est vraiment à la croisée des chemins.

Et nous mettrons l’accent sur les mutations numériques. Clair Obscur est pionnière en la matière, elle fait partie des premières structures en France et en Europe à s’être lancées dans la création de films sur téléphone portable avec la compétition Pocket Films et ses prolongements dans le cadre des dispositifs d’éducation aux images que l’on coordonne. Il faut absolument valoriser ce travail-là.

– Vous avez été à la tête d’autres festivals par le passé. Quel regard portiez-vous sur Travelling ? Quelle était la nature de votre lien avec le festival, si lien il y avait ?

Mon lien personnel avec Travelling, c’est la relation qu’entretiennent musique et cinéma. J’y suis très attaché. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de programmer des ciné-concerts qui avaient été créés par Clair Obscur pour le festival. C’est notamment le cas pour Olivier Mellano et Laetitia Shériff, que j’ai programmés dans mes différentes fonctions. Cette activité de Clair Obscur a toujours constitué un repère pour moi ; il y a une antériorité et un savoir-faire. L’association n’a pas hésité à créer des ciné-concerts sur des films parlants à une époque où c’était considéré comme un crime de lèse-majesté par certains cinéphiles. Je trouve extrêmement intéressant cette idée de revisiter le travail d’un artiste. Pour la petite histoire, je suis à l’origine de la création d’un ciné-concert par d’excellents musiciens rennais – Montgomery – sur Mad Max, pour le Festival du Film de Vendôme. Mon lien avec Rennes est tout trouvé, il est musical !

C’est un axe que l’on va continuer à développer. Cette année, avec le départ d’Éric Gouzannet et mon arrivée, certains projets sont restés en standby et il n’y avait pas de ciné-concert en chantier. Il a fallu bâtir de nouveaux projets en quelques semaines. Nous avons invité The Enchanted Wood, qui revisitera la bande-son de Frankenstein de James Whale, et Les Gordon, un ancien élève d’Émile Cohl, devenu musicien, et qui travaillera sur L’Écureuil coiffeur, un programme de courts-métrages d’animation des studios de Shangaï parfaitement adapté à son profil !

– Poursuivrez-vous la réflexion engagée il y a trois ans par Clair Obscur et FEB avec la mise en place du groupe Musique et Cinéma ? 

Évidemment, ce lien entre musique et cinéma ne se résume pas aux ciné-concerts et nous allons continuer de porter ce travail de recherche et de réflexion. Travelling proposera deux master class pour explorer les différents modes d’interaction qui peuvent exister entre ces deux pôles majeurs de la création cinématographique et audiovisuelle : un retour sur la création du groupe La Terre tremble pour le dessin animé Tom & Jerry !, qui a connu un succès phénoménal en France et en Belgique, et le vidéo-clip, à partir de deux exemples de collaboration entre compositeurs et créateurs d’images. Régulièrement, des musiciens ou des producteurs de musique font appel à des réalisateurs pour créer des images sur la musique : c’est le processus inverse du ciné-concert.

Deux de ces tandems – Marie Larrivé/ Laetitia Shériff et Armel Gourvennec/Bikini Machine – partageront leur expérience avec le public. Le clip est un laboratoire, comme le court-métrage. Sauf qu’il n’y pas de modèle de production. Et ceux qui se prêtent au jeu sont souvent des artistes en développement : c’est notre rôle aussi de mettre leur travail en avant.

– Et Oslo dans tout ça ?

Si nous avons décidé de lui donner moins d’importance, nous ne négligerons pas pour autant le focus sur la production norvégienne. Il sera lui aussi décliné de façon transversale avec une sélection de films, mais aussi des installations, des concerts et les traditionnelles soirées DJ à l’Ubu.

Le cinéma norvégien est très peu connu ici, alors que la production est très intéressante à bien des égards. C’est un cinéma ouvert au débat esthétique et aux expérimentations visuelles. Ça fait partie des rôles des festivals de défricher des territoires peu ou pas connus. On reviendra sur le film qui a remis la Norvège et Oslo au premier plan avec Oslo 31 août, de Joachim Trier. Nous recevrons son coscénariste et ami, Eskil Vogt, qui présentera son premier long métrage, Blind, et animera une leçon de cinéma. Blind fait partie des trois longs métrages norvégiens à avoir été présélectionnés par l’Académie norvégienne pour concourir aux Oscars (avec 1001 grammes, de Bent Hammer et Letter to the King, de Hisham Zaman). C’est finalement le film de Bent Hammer qui a été retenu. Nous projetterons ces trois films en avant-première !

Je tenais aussi beaucoup à inviter Nicolas Provost, dont je suis le travail depuis longtemps et qui a vécu dix ans à Oslo. Nous présenterons sa trilogie, Plot Point, dans la section Norvège Grand Angle et deux installations au Liberté. Plot Point est un triptyque urbain, tourné en caméra cachée dans les rues de New York, Las Vegas et Tokyo. Ses images imposent une pulsion narrative, et c’est au spectateur de faire son propre film. Ça crée un imaginaire paranoïaque extrêmement fort avec une bande-son très présente. Les allers et retours entre l’histoire du cinéma et cette mémoire cinématographique collective m’intéressent beaucoup.

– Le cinéma de genre occupe une place de choix dans la programmation…

C’est qu’il me tient particulièrement à cœur. La Norvège est une terre d’élection pour cette frange du cinéma. Nous lui avons donc réservé deux sections intitulées Polar, Thriller, Sagas et Du Sang sur la neige, avec, notamment, la projection d’Insomnia de Erik Skjoldbjaerg, et le remake de Christopher Nolan. Il y aura d’ailleurs une rencontre autour de l’adaptation cinématographique et du remake US. Nous reviendrons également sur les deux Dead Snow, de Tommy Wirkola et Le Lac des morts, de Kare Bergstrom, des films rarement montrés en France.

– Travelling s’ancre dans un territoire et la section dédiée aux films en lien avec la Bretagne est plus riche cette année. Comment avez-vous pensé ces propositions plus affirmées ?

La section Films de Bretagne devient À l’Ouest !. Travelling va pousser les frontières de la Bretagne ! À travers mon expérience de sept ans au Festival du Film de Vendôme et à Centre Images, je peux témoigner du fait que les dynamiques territoriales en faveur du cinéma et de l’audiovisuel ont créé des politiques vertueuses. Le constat qui justifie le développement de cette section, c’est la nécessité d’avoir un regard critique sur la production cinématographique et audiovisuelle de notre territoire et de favoriser les échanges entre professionnels. Nous avons sélectionné 7 courts-métrages sur

l’ensemble de la production de l’année (une trentaine de films), en privilégiant les défricheurs, les films qui cherchent, qui expérimentent de nouvelles formes. L’exigence est nécessaire pour que cette section soit judicieuse. Notre programmation doit pouvoir valoriser les créations singulières et en stimuler la production.

Le long métrage de fiction, c’est quelque chose d’un peu nouveau en Bretagne. Nous présenterons en avant-première, Melody, de Bernard Bellefroid, coproduit par .Mille et Une. films. C’est un drame sensible et un film remarquable. Gilles Padovani est un producteur rennais extrêmement intéressant dans sa ligne éditoriale et sa démarche.

Quant au documentaire, on a un peu manqué de temps pour construire une programmation. Il faut prendre le temps de rencontrer les acteurs, nombreux, qui œuvrent pour sa promotion, afin de continuer à bien servir les films sans prendre la place de l’un ou de l’autre. Nous verrons comment nous ferons évoluer la formule. Pour l’heure, nous avons opté pour un partenariat croisé avec le Musée de Bretagne, les Champs libres et Comptoir du doc, dans le cadre de Docs en stock au musée. Nous donnerons un coup de projecteur sur le film de Pierre-François LebrunDu Cœur au ventre.

Enfin, nous avons décidé de rendre un hommage à un auteur emblématique de l’Ouest de la France. Cette année, nous avons choisi Jean Epstein, cinéaste et poète, qui a cherché la « vérité cinématographique » en Bretagne. Ses films viennent de faire l’objet d’une restauration et d’une numérisation avec la Cinémathèque de Bretagne, la Cinémathèque française et Potemkine films. Travelling doit être un écrin pour certains films du patrimoine : les poèmes cinématographiques de Jean Epstein en font résolument partie.

– Cet hommage est un nouvel axe de la programmation. Il y en a d’autres qui impliquent des acteurs locaux.

En effet. Nous initierons cette année un focus sur une société de production emblématique à laquelle nous offrons une carte blanche. C’est Vivement lundi ! qui essuiera les plâtres : je connais Jean-François Le Corre depuis longtemps et sa société œuvre à hauteur d’homme, c’est un des aspects décisifs de ce choix. Ce sont des professionnels généreux, qui ont su évoluer, diversifier leurs productions et qui ont un vrai savoir-faire.

Nous montrerons quelques-unes de leurs productions, des films phares et d’autres qui sortent un peu des sentiers balisés. La cerise sur le gâteau nous a été proposée par Jean-François : elle s’appelle Les Films que l’on aurait aimé produire. C’est un exercice d’admiration dans lequel il présente des merveilles du cinéma d’animation, une sorte de filmographie rêvée. Des étudiants de l’université de Rennes 2 présenteront également une sélection de courts-métrages qu’ils ont choisis au sein d’un corpus produit par Vivement lundi ! dans le cadre d’un atelier de programmation.

– Vous semblez avoir pris le parti de la rencontre entre ceux qui font le cinéma et le public en multipliant les rendez-vous.

Un festival, ce sont des rencontres avant toutes choses. Nous proposons donc des avant-premières, des événements, mais aussi des tables rondes, des leçons de cinéma et des master class. Contrairement à d’autres festivals, nous avons la capacité de pouvoir capter une partie du grand public sur des rencontres dites « professionnelles ». Nous tenons beaucoup à cette spécificité. Nous nous devons aussi de ne pas être seulement présents dans les salles, mais aussi dans les écoles, les musées, au FRAC Bretagne, aux Champs Libres, et dans la rue. Le moindre des paradoxes pour un festival qui s’intéresse à la ville, ce serait de ne pas être présent dans l’espace public !

Dans cette optique, nous avons invité Mioshe, un artiste plasticien qui sera le parrain de Travelling Junior cette année. Nous lui avons proposé d’intervenir pendant le festival sous la forme d’une performance « work in progress ». Il réalisera une série de dessins sur les vitres des équipements partenaires autour de l’esplanade Charles-de-Gaulle. Son œuvre se déploiera comme un carnet de voyage sur baies vitrées et évoquera son odyssée au cœur du festival. Cette création éphémère sera filmée. Nous caressons même l’espoir qu’une forme de film d’animation émerge… La performance en elle-même nous permettra d’atteindre un public qu’on ne touche pas d’ordinaire parce qu’il ne fréquente pas les salles obscures.

Le Liberté accueillera, par ailleurs, un atelier de tricot norvégien, avec l’arrière-pensée d’habiller le mobilier urbain avec les « œuvres » qui y seront réalisées. Un festival, c’est aussi une suite de paris un peu fous. On ne sait pas ce que ça va donner !…

Propos recueillis pas Gaell B. Lerays

Photo de Une : 1001 grammes de Bent Hammer

Jacques Froger, en charge de l’éducation aux images

« L’arrivée de Fabrice à Clair Obscur a permis de clarifier certaines lignes, d’en conforter d’autres. Ce que nous faisions un peu par habitude, dans une sorte de reconduction évidente, s’inscrit à présent dans une vraie perspective. Cette nouvelle impulsion nous donne confiance : ce qu’on avait mis en place depuis longtemps est non seulement validé, mais en passe d’être développé. Fabrice s’est appuyé sur notre expérience pour aller là où lui souhaite aller. Et pour ce qui me concerne, l’Éducation aux images est affichée comme une priorité de Clair Obscur. Tout ce qui était intitulé « Éducation aux images » dans les pages du catalogue est maintenant annoncé sous le titre d’Actions culturelles. Nous montrons ainsi que ces pages ne sont pas réservées aux professeurs et aux scolaires, que nous travaillons également en direction de l’hôpital, de la prison, du grand public… Nous sommes arrivés à mener cette belle expérience du festival en cohérence artistique et de projet. »

 Anne Le Hénaff, responsable de l’artistique

« Fabrice n’est pas arrivé à Clair Obscur par hasard : il avait un projet, des idées, mais il se retrouvait aussi dans ce qu’était l’association et ce que nous y faisions. Il s’est appuyé sur ce que nous savions déjà faire pour le valoriser. C’est vrai que nous avions des habitudes de fonctionnement et qu’une nouvelle direction permet de recréer une réflexion et du mouvement. On ne peut cependant pas parler de rupture. Tout cela se fait ensemble avec la même passion et une convergence de vues. Les différents temps forts du festival existaient, mais ils n’avaient pas assez de visibilité. On ne parlait pas non plus de la notion de ville au cinéma, de cette spécificité du festival que nous avions timidement mise en valeur avec la section Urba[Ciné] l’an dernier et qui existe de façon beaucoup plus volontariste cette année. »

Egalement au programme…

Fabrice Bassemon : « Nous recevrons Anja Breien, une cinéaste importante en Norvège qui donnera une leçon de cinéma. Elle a notamment réalisé Wives, une trilogie en forme de réponse à Husbands, de Cassavetes. Le projet est original et passionnant : elle suit le parcours de trois femmes sur dix ans et en trois volets fictionnels. »

« Nous projetterons L’Or rouge en avant-première, un documentaire de Philippe Baron, co-écrit avec Mirabelle Fréville et produit par Vivement lundi ! Le film retrace l’histoire de la transfusion sanguine à partir de la Seconde Guerre mondiale notamment. Il me semble pertinent de faire le lien avec la production audiovisuelle régionale de qualité. »