Le film « Belle Dormant » d’Ado Arrietta sort en salles mercredi 18 janvier. Tourné pour partie en Bretagne, ce film à l’univers féerique et baroque fut un exaltant pari pour l’équipe de décoration. Rencontre avec l’homme qui en assura la supervision, Erwan Le Floc’h.

Il y a elle, la belle endormie. Elle sommeille en son château où une fée malveillante, un jour, se pencha sur son berceau pour l’accabler d’un terrible sortilège. Elle attend quelqu’un, un jeune homme, un prince, celui qui saura rompre le charme et la faire quitter cet état tragique, où le temps s’est abominablement suspendu. Il y a elle, et puis il y a les autres. Tous les autres. Si vous restez sur la dalle de ciment, vous ne les verrez pas. D’ici, on ne peut que distinguer des panneaux de bois, des structures métalliques et quelques meubles anciens d’époques variées. Mais prenez la rampe de bois, hissez-vous à l’étage, et alors vous les rencontrerez. Ils sont cent, mille, plus encore, répartis sur des étagères, dans des caissons de plastiques étiquetés, sous des couvertures mornes. Ils sont là. Contre la mansarde, un globe terrestre qui offre son flanc à la faible lumière du jour, un portemanteau en bois rehaussé d’une tête de chevreuil, un abat-jour en forme de corolle écarlate suspendu sous les tôles. Il y a également un petit âne en bois qui vous servira une cigarette par le trou des fesses, un faux cactus et son complice le faux lierre enroulé, une boite des postes règlementairement peinte en jaune, et puis, bien sûr, trônant majestueusement parmi les pieds de lampes défraîchis, l’aigle doré. Orgueilleux, fier de son exploit — le tournage du film d’Arrietta l’année dernière, l’aigle n’a pas encore pris cette patine mélancolique des objets qui s’ensommeillent. Car tous, ici, attendent. Ils attendent quelqu’un. Le maître des lieux. Celui qui promène de temps à autre sa longue silhouette fine entre les rayonnages. Cet homme a un pouvoir extraordinaire sur eux. Lorsque son visage s’éclaire, il déroule ses grands doigts et se saisit de l’un d’eux pour l’emporter dans des contrées lointaines et le rendre à la vie, le temps d’un projet, le temps d’un film. Cet homme se nomme Erwan Le Floc’h. Il exerce le métier de décorateur de cinéma.

 

Jadis, bien avant de fréquenter ces lieux magiques, Erwan fut étudiant en architecture. À cette époque, il travaillait comme ouvreur au Théâtre National de Bretagne. Un jour, on lui proposa de s’initier à la décoration sur les plateaux. C’est là qu’il découvrit véritablement la scénographie.

« Ce qui m’a plu, c’est d’emmener les gens ailleurs dans un espace restreint. » Erwan travaillera trois ans avec la compagnie Ainsi de suite de Sylvain Delabrosse. À cette époque, ce tempérament curieux s’engage également sur des scénographies d’expositions, comme pour le Festival des jeunes créateurs de mode de Dinard. Il adhère aussi à Actions Ouest, l’association qui regroupe des techniciens et comédiens bretons (et qui sera cofondatrice de Films en Bretagne). Grâce à Michelle Moal, il découvre la décoration en cinéma. Il fera ensuite une expérience décisive, en 2001, avec le tournage du téléfilm Le Champ Dolent, réalisé par Hervé Baslé. Erwan prend part à une épopée de six mois durant laquelle la caméra suit l’évolution d’une ferme sur trente années de modernisation. Sous la direction du chef décorateur Claude Lenoir, le stagiaire Erwan découvre la richesse artistique et la diversité des métiers qui s’activent dans la décoration de cinéma. « J’ai commencé comme chauffeur du sculpteur et j’ai fini en dessinant les décors de façades. Et ce qui était extraordinaire sur ce projet, c’était qu’il fallait faire évoluer le décor. Ça a été fondateur dans mon envie de faire du cinéma. »

Si les études d’architecture lui « ont ouvert le regard », les stages lui révèlent que le quotidien d’un architecte ne lui correspond pas. « J’ai découvert que ce qui me plaisait dans la décoration et la scénographie, c’était le caractère éphémère des choses, » confie t-il malicieusement. « On arrive chez les gens, ou dans un studio, et quand on part il n’y a plus rien. Ça n’a existé que le temps du tournage et ça ne reste que sur la pellicule. » Faire comme si rien n’avait eu lieu.

 

À ses débuts, Erwan se frotte à des milieux, des commanditaires, des contraintes et des publics différents. Ce passage entre les mondes lui convient particulièrement, et c’est tout cela qu’il apprécie aujourd’hui dans la décoration de cinéma. Passer de la vision d’un auteur à celle d’un autre, et aussi côtoyer tous les métiers qui interagissent pour réaliser un univers cinématographique : ensemblier, patineur, staffeur, régisseur d’extérieur, accessoiriste, menuisier, etc.

« Le côté troupe m’a toujours plu » constate-il, en repensant à ses premiers pas dans le théâtre. On sent chez lui une authentique considération de l’humain quand il cite ses collaborateurs réguliers : Isabelle Milbeau, ensemblière avec laquelle il a souvent travaillé, Stéphane Lévy, chef-décoratrice dont il est l’assistant, ou encore Martin Patry, accessoiriste et fidèle compagnon de route avec lequel il partage son atelier. « Certains films ne se feraient pas sans la présence de personnes de confiance, fiables, qui s’engagent véritablement dans un projet, observe-t-il. Ce sont des films dont les enjeux de décoration sont particulièrement marqués. » Comme le court-métrage multi-récompensé Zéro M2 de Matthieu Landour, dans lequel un appartement se réduit progressivement, ou encore La mort d’une Ombre, de Tom Van Avermaet, où l’on découvre qu’un piano devient une machine à remonter le temps qui nous mène d’une époque à l’autre.

« Ce qui fait le sel de ce métier, c’est aussi l’aller-retour avec les cinéastes » dit-il. « Ce qui me passionne, c’est le moment où l’on déchiffre ce qu’a en tête le réalisateur, et l’on participe à faire émerger le côté personnel de son univers. Il s’agit de comprendre ce que la personne souhaite et d’aller au-delà, en proposant des choses de plus en plus concrètes et précises. » Erwan prend l’exemple de Passade, de Gorune Aprikian, tourné l’an dernier. « Le réalisateur voulait pour décor principal une chambre de luxe. J’ai commencé à faire des recherches à partir de ça et réuni une collection d’images. Quand je lui ai montré le dossier, il m’a répondu : “ça n’est pas du tout ça que j’avais en tête !” ».

Le dialogue préparatoire passe par un travail de recherche d’images mais aussi de matières, de textures. Erwan propose des dessins et des maquettes qui seront modifiées, précisées, affinées, par lui et par d’autres, à mesure de l’avancement du film.

 

Pour Belle Dormant (1), Erwan trouve avec Ado Arrietta un territoire où revenir à ses inspirations premières, Jean Cocteau et Jacques Demy. « Il y avait une contrainte très claire pour ce film. Il se passe dans deux époques, et il fallait qu’au premier coup d’œil le spectateur se situe immédiatement dans l’une ou dans l’autre. » On touche ici à l’un des fondamentaux du métier de décorateur : animer tout un monde spontanément signifiant pour l’œil, en dehors du recours aux mots.

 

Pour définir l’identité visuelle du film d’Arietta, « on a assez vite parlé des peintres nabis » se rappelle Erwan. On évoque aussi Klimt, dont une reproduction se glisse subrepticement dans un plan du film. La peinture est un excellent support de dialogue entre les différents postes, car tout est donné dans un regard : ambiance, lignes, couleurs, textures.

« L’autre contrainte majeure était de mener à bien ce projet, ambitieux en terme d’univers, avec un budget très modeste. On devait proposer des solutions pour que la magie opère avec des choses simples, quelques rideaux, quelques objets. » Il fallut également trouver des lieux de tournage offrant le maximum de matière sur place. L’équipe tourne dans trois châteaux en Bretagne, utilisant nombre de meubles, de murs, de tapis et d’objets disponibles. « Le travail a consisté à réagencer tout cela. On a pioché énormément de choses. J’ai parcouru les trois châteaux de la cave au grenier, et les décors ont été en bonne partie constitué comme ça. » Erwan y a apprécié tout le travail de remise en époque, pour lequel les choix des velours et des brocarts sont déterminants. C’est aussi l’étape où son âme de collecteur d’objets entre en jeu. Il fréquente les antiquaires, les brocanteurs, et cherche les objets qui pourront esquisser une ambiance, donner un petit grain. Il trouve ce pied de lampe en forme d’aigle noir et doré, qu’Arietta choisit de placer sur le bureau du personnage joué par Serge Bozon.

 

On imagine ainsi l’étendue des compétences d’Erwan : de la recherche patiente et amoureuse d’objets à la conception rigoureuse d’espaces, en passant par le dialogue avec les hommes et les femmes de cette profession, et l’arpentage d’univers variés et uniques à chaque projet. Ces univers dont les morceaux éparpillés dorment sous les toits de son atelier.

La lumière s’est imperceptiblement retirée des lieux. Le splendide voilier posé sur une caisse est à demi-mangé par l’obscurité. Le petit ventilateur des années cinquante entraperçu tout à l’heure a disparu. Lui et tous les autres s’enfoncent vers une nouvelle nuit. Il est l’heure de quitter l’endroit. De l’abandonner au sommeil qui y étend son empire. La porte se referme. On pense à tous ces mondes suspendus. Qui se sont déployés, qui se déploieront peut-être à nouveau, à chaque fois selon des lois différentes, et dans un imaginaire autre. Le temps d’un décor, le temps d’une vie.

David Cenciai

 

(1) Long métrage réalisé par Ado Arrietta et coproduit par Paraiso Production, Pomme Hurlante Films et Films Hellish Produccionnes. Tourné en 2015 en Ille-et-Vilaine au château du Boschet et au château de Montmuran et, dans les Côtes d’Armor au château de Kergrist, avec la collaboration de tech­niciens, comédiens et figurants bretons, le film a bénéficié du soutien de la Région Bretagne (aide financière et aide logistique d’Accueil des Tournages en Bretagne). En salles dès le 18 janvier (Capricci).

Filmographie non exhaustive (chef décorateur, ensemblier, assistant décorateur)

2016 – Passade, de G. Aprikian – Ara Prod
2016 – Bonne pomme, de F. Quentin – Thelma films
2015 – La belle dormant, de A. Arrietta – Paraiso production
2014 – 21 nuits avec Pattie, de A. et JM. Larrieu – Aréna productions
2014 – Et ta sœur !, de M. Vernoux – Les films du kiosque
2013 – Je me tue à le dire, de X. Séron – Tobina films
2013 – Les révoltés, de S. Leclère – Perspective films
2013 – Amour, crime parfait, de A. et JM. Larrieu – Aréna productions
2012 – Chez nous c’est trois, de C. Duty – Local films
2012 – Passer l’hiver, de A. Barbet – Pickpocket production
2012 – Lulu, femme nue, de S. Anspach – Arturo Mio
2011 – Crawl, de H. Lasgouttes – Sensito films
2011 – Simon Werner a disparu, de F. Gobert – 2.4.7 Films
2011 – Un poison violent, de K. Quillévéré – Les films du Bélier
2011 – Mes meilleures vacances, de P. Lellouche – Clap Trap
2008 – Les beaux gosses, de R. Sattouf – Les films des tourelles
2008 – Le bel âge, de L. Perreau – Galatée Films
2008 – Villa Amalia, de B. Jacquot – Rectangle productions
2006 – 24 mesures, de J. Lespert – WY productions
2006 – L’heure zéro, de P. Thomas – Les films français
2006 – RIB de B. Collet – Vivement Lundi !
2001 – Le Champ dolent de H. Baslé – Pathé Télévision/Azzalé
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