Le dernier film documentaire d’Emmanuel Audrain, « Retour en Algérie » est diffusé samedi 22 mars sur France 3 Bretagne. Il nous confronte à la mémoire de la guerre d’Algérie à travers les témoignages d’anciens appelés. Emmanuel Audrain y réunit les valeurs fondatrices de sa démarche de passeur d’histoires : la parole et l’intelligence du cœur. On en ressort bouleversé et toujours plus intrigué par ce métier : documentariste. Ecouter le réalisateur lorientais est une gageure pour percer le mystère d’un métier difficile dont les principaux bénéfices s’évaluent avec le cœur.

La Bretagne, la mer, les luttes écologiques
« Je suis né à Nantes. Je viens d’une famille liée à la mer, à la marine marchande. Je n’ai jamais eu de doutes, je suis Breton. Je mesure la richesse d’être entouré de gens qui connaissent la mer, qui m’ont transmis cette culture. Pour moi, la mer est comme une langue. C’est un bonheur d’être sur l’eau mais attention, un bonheur où il y a des précautions à prendre. »
« À vingt ans, je fais le tour de l’Irlande à bicyclette, en automne. Qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? C’est là-bas qu’est né le désir d’avoir un métier fait de rencontres. En 1975, je deviens photojournaliste indépendant. En Bretagne, puis à Paris. A l’époque, en Bretagne, il n’y avait pas beaucoup de journaux, il n’y avait pas ArMen, Le Chasse-marée. Mais de Paris, je travaillais déjà sur la mer, les luttes écologiques qui me passionnaient. »
1979 : Un grand reportage
« Un de mes premiers reportages, l’école télévisée de l’île de Sein. J’aime ce que je fais ! Je trouve que c’est un peu difficile économiquement mais je parviens à m’acheter du matériel et à investir dans de nouveaux reportages jusqu’à celui sur le thon. En 79, j’embarque sur « la Biche », le dernier thonier groisillon à voile qui vient de revenir dans l’île. Viendront ensuite trois mois d’Afrique avec les pêcheurs basques à Dakar et bretons à Abidjan. En prime, un reportage sur les petits producteurs de café pour équilibrer les comptes ! »
Révélation
« Un jour de 1980, je vois Reporter, un documentaire de Raymond Depardon où il filme tout seul ses copains reporters. C’est beau, c’est la vie ! Si on peut faire du cinéma en étant aussi léger qu’un photographe, si on peut rester aussi longtemps avec une caméra, alors c’est ça qu’il faut que je fasse. »
1985 : 1er film documentaire, Boléro pour le Thon Blanc (Diffusion Thalassa)
« Il y a eu 5 ans entre l’idée et la réalisation. Mon premier film… Le portrait d’un équipage à la pêche au thon. Mon producteur me dit : « ton tournage en solo, c’est casse-gueule. Je ne te laisserai pas embarquer pour une marée d’un mois, tant que tu ne m’auras pas ramené d’un embarquement de deux jours, des images et des sons corrects. » Jean-Jacques Mréjen et Jean Bailly, deux bons techniciens, m’aident à mettre mon matériel au point.
J’ai une caméra 16mm, contre laquelle est fixé un Nagra. Le micro est au bout d’une petite perche. Sur mes oreilles, le casque. Et une pince à linge pour faire le clap ! Au final, un 26 mn, deux mois de tournage en mer. Des marins, avec qui je suis toujours en lien. La peur de ne pas y arriver ? Oui, bien sûr ! Mais, au bout de l’aventure, la chance d’avoir pu emprunter ce chemin qui, à soixante-trois ans, me passionne toujours ! »

« Le film, un désir à moi qui rencontre le leur. »
« Ce que j’aime dans le documentaire, c’est le temps qu’il me demande. Je me sens bien dans la durée que demande ce travail. Même si économiquement c’est dur. Très vite, je suis sorti du cadre de Thalassa. Ce qui m’intéresse, ce sont les images de mer oui, mais aussi et surtout la parole des gens de mer. J’ai croisé de beaux projets comme celui des ostréiculteurs du Bassin d’Arcachon… Comment ils ont dénoncé les peintures anti-salissures à base d’étain à l’origine des problèmes de reproduction de leurs huîtres. Grâce à eux, ces peintures ont été interdites au niveau mondial ! À l’époque où j’ai voulu traiter cette question, elle n’était pas tranchée. C’était un problème politique, économique, de manque d’indépendance des scientifiques. Un beau projet écrit qui est resté un projet dans les archives… Qu’est-ce que je peux faire alors ? J’aime beaucoup la parole des anciens. Je me suis lancé dans une suite de portraits qui s’appelle Mémoire des îles. L’idée était de recueillir cette parole des gens de mer, dans les îles. »

1989 : Mémoire des îles – Production Iskra – Diffusion France 3 Bretagne et France 3 national
« Je peux écouter car on m’a écouté »
« J’avais quinze ans quand ma sœur aînée a eu un cancer des os. Quand elle est décédée, un an plus tard, je n’ai pas su lui dire “Au revoir”. Dix ans plus tard, j’ai fait une thérapie de groupe, puis une analyse, où j’ai beaucoup travaillé ma propre histoire. Un jour, j’ai eu le désir de faire un film dans une unité de soins palliatifs (la première, en France, celle de l’hôpital de la Cité Universitaire, à Paris). En rencontrant la psychologue Marie de Hennezel, je me suis senti tout à fait en phase avec leur approche. Quand on ne peut plus traiter médicalement, il reste encore du temps. C’est là que les soignants et les bénévoles des unités de soins palliatifs peuvent apporter un soutien extraordinaire. C’est là que l’on peut être attentif à toute la vie qui reste encore. Les gestes, les paroles… Il y a des trésors qui vont être vécus, dans ces moments-là.
J’écris un projet, mais aucune télévision nationale n’en veut. L’attente est longue. Je garde le contact avec le service, en y allant comme bénévole pendant six mois.
Finalement, je vais voir Louis-Marie Davy à France 3 Bretagne, qui vient de diffuser Mémoire des Iles. Je lui dis : « dans ce projet, beaucoup de soignants sont des Bretons, mais ça n’apparaîtra pas dans le film. Ce qui apparaîtra, c’est un service exceptionnel d’humanité. »

Partir accompagné – 1992 – Production IO production – diffusion France 3 régions
Ce film a reçu beaucoup de récompenses dans les festivals en France et à l’étranger. Il reste toujours d’actualité. Je suis persuadé que si l’on diffusait l’esprit qui anime ces unités de soins palliatifs, on s’améliorerait tous. Dans ce métier de documentariste où on laisse beaucoup de place à la parole, c’est précieux d’avoir travaillé sa propre histoire. Je peux écouter parce que je suis tranquille. »
« Je suis bouleversé par les qualités humaines »
« Ce qui m’intéresse de montrer dans mes films, ce sont les qualités du cœur. Je suis bouleversé par les qualités humaines des gens que je rencontre. Je suis prêt à me défoncer pour leur permettre de transmettre ce qu’ils ont à transmettre : c’est ce qui me fait vivre. Après Partir accompagné, ce fut Je suis resté vivant en 1993. C’était la guerre en Bosnie. Ça me travaillait. On démolissait les gens à Sarajevo et on laissait faire ! Que faire sur la Bosnie ? Je lis un article dans Télérama sur Médecins Sans Frontières qui accueillait alors des adultes bosniaques en France. L’article se termine en disant : « nous n’avions pas pensé à les écouter. »
Je pense aux enfants et adolescents… Eux aussi sont à écouter. Pour Partir accompagné j’avais eu un prix à l’étranger en Deutsche Mark à l’époque, de quoi financer des repérages. Sur les conseils d’amis, je vais à Albertville où ils sont une centaine, blessés à Sarajevo, et appartenant aux trois communautés. Au bout de deux heures dans ce foyer Sonacotra, je sens que c’est là. Je vais y rester cinq mois. J’achète des feutres et du papier et je mets en place un atelier de dessin. À un groupe d’adolescents, je prête une petite caméra. Ils se filment, font des sketches…
Ensemble, nous essayons de comprendre pourquoi, comment, la guerre s’est installée. Qu’est-ce que c’est « Vivre ensemble ». »

Je suis resté vivant – 1994 – Production Iskra – Diffusion France 3
Le travail en atelier
« Quelques années plus tard, cette méthode de travail en atelier se confirme avec les enfants. En les faisant dessiner ou préparer des petits sketches pour faire le film, je fais advenir l’histoire qu’ils veulent raconter et qui prend du temps à se déployer. « Pourquoi la marée noire ? C’est parce qu’il y a des gens qui veulent gagner de l’argent ! » Ce sont des explications à hauteur d’enfants. »

Les enfants de l’Erika – 2000 – Odysseus Production – Diffusion France 3 régions
Le rôle social du documentariste
« En 2002, je fais Alerte sur la ressource, un film sur l’avenir de la pêche artisanale. Un travail qui s’est étalé sur six ans. Six ans pour établir la confiance et susciter la démarche intellectuelle. Et puis une fois le film terminé, mon producteur, Paul Cornet, me demande quel sera mon prochain film ? On vient de le terminer et je lui dis que ce n’est pas parce qu’il est passé à la télévision que ce film a terminé sa vie ! Il faut aller le montrer dans les ports, dans les îles !
Mon producteur me suggère alors de créer ma propre structure pour « porter le film » vers son public. C’est ainsi qu’en 2004 naît Le Goût du Large. Cette démarche émerge d’un principe fondamental à mes yeux : l’importance de montrer les films après leur diffusion télé et de les accompagner, d’échanger et de débattre avec les gens. Le documentaire est un outil de la vie démocratique. Le documentariste a un rôle social. »
Des guerres et des hommes
« En rentrant du film Je suis resté vivant, je me suis dit que j’avais rencontré des familles majoritairement musulmanes. J’ai eu envie d’aller voir dans ma culture, comment on accueille la religion de l’autre. En Bretagne il y a un pèlerinage qui rassemble chrétiens et musulmans. Je vais à ce pèlerinage, Le Vieux marché, pendant plusieurs années. En 1998, il y a un car, venu de Nantes. C’est l’association nantaise Tibhirine. Je me trouve tout de suite en contact avec la sœur de l’un des moines de Tibhirine, Célestin. Ils sont morts deux ans avant, en 1996. Elle m’invite à venir les voir chez eux… C’est ainsi que le projet de film Le testament de Tibhirine est né. »

Le testament de Tibhirine – 2006 – Production .Mille et Une. Films – diffusion France 3 national
« En mai 2010, le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux remporte le grand prix au festival de Cannes. Le scénariste et producteur Etienne Comar dit que c’est en voyant Le testament de Tibhirine, à « une heure tardive », qu’il a eu « le déclic ». Effectivement, les deux films racontent la même histoire : « pourquoi sont-ils restés ? »
En 2010, .Mille et Une. Films, Le Goût du Large et Les éditions Montparnasse rééditent le DVD de mon film et j’accompagne plus de 40 projections en salle. »
Retour en Algérie
« Mon dernier documentaire est né d’une rencontre avec la veuve du Général Jacques de Bollardière qui dénonça la torture durant la guerre d’Algérie. Un jour, Simone de Bollardière me propose d’assister à une réunion de l’association des Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis, Contre la Guerre. J’y rencontre des anciens appelés qui tentent, par la parole, de se libérer des drames dont ils ont été complices, malgré eux. Ils ont tous fait le choix de reverser leur pension dans un pot commun, pour qu’elle soit investie dans le soutien à des associations algériennes et palestiniennes… »

Retour en Algérie – 2014 – Production : Le Goût du Large / France 3 Bretagne
Pauline Burguin
Retour en Algérie sera diffusé sur France 3 Bretagne le 22 mars à 15h20 et sur France 3 Pôle Nord-Ouest le 24 mars à 8h45.
Photographie en Une : Emmanuel Audrain en 2002 © Odysséus Productions