En novembre, le réseau Cinéphare 29 faisait plancher les exploitants sur le cinéma numérique. Retour sur cette journée de travail au moment où les salles françaises ne semblent plus pouvoir retarder leur plongée dans l’ère du pixel.

Le cinéma numérique est bel et bien arrivé. Le tsunami Avatar a poussé un nombre incroyable de salles à s’équiper en appareil de projection 2K, afin qu’elles puissent tirer leur part du gros gâteau de Noël qu’a été le film de James Cameron. Le numérique, tous les exploitants de salles de cinéma ont aujourd’hui ce mot à la bouche. Mais alors que certains vous en parleront avec exaltation et des étoiles dans les yeux, d’autres arboreront un air inquiet à la simple prononciation du terme. L’inquiétude ne concerne plus la qualité du support (celle-ci est indéniable) mais plutôt la période de transition, de mutation entre le 35 mm et le numérique. Comment va t-elle s’opérer ? À quelle vitesse ? Pour quel montant ?
L’association Cinéphare, dont l’objectif est de maintenir la diversité du cinéma à travers la mise en réseau des petites et moyennes salles, principalement finistériennes, est à l’origine de la journée d’information sur le cinéma numérique qui s’est déroulée à Callac, dans les Côtes d’Armor, le 19 novembre dernier. Une initiative très utile puisqu’elle a permis aux exploitants d’échanger leurs points de vue, d’exprimer leurs interrogations mais aussi leurs craintes. Les participants ont cherché à obtenir quelques réponses aux questions posées aux intervenants de cette journée, à savoir Sylvain Clochard (programmateur et directeur du cinéma le Concorde à Nantes), Jérôme Brodier (Groupement National des Cinémas de Recherches et fondateur du CIN, Collectif des Indépendants pour le Numérique), Luc Noblet (DRAC Bretagne), Guillaume Esterlingot (Conseil régional de Bretagne) et Arnaud Vigneron (Conseil général des Côtes d’Armor).
Ces rencontres n’avaient pas pour vocation d’informer sur l’équipement en numérique de toutes les salles. Les multiplexes, les grands groupes d’exploitation s’équipent sur leurs fonds propres. Certains, à l’instar du circuit CGR, sont déjà entièrement équipés d’appareils pour la projection au standard 2K. L’objectif de cette journée était d’informer les salles associatives, les petites salles de proximité, souvent mono écran, du calendrier, de l’accompagnement et des aides financières mis en place pour faciliter la transition.
Petit rappel : la Bretagne se situe à la troisième place du classement national concernant le nombre de salles Art & Essai en régions. Ces salles représentent environ 65% du parc régional, mais ne totalisent que 23% des entrées et à peine 19% des recettes. Sur les 131 salles bretonnes, 35 sont équipées d’au moins un projecteur numérique. L’arrivée du numérique souligne la fragilité des petites et moyennes salles (celles appartenant à la catégorie 3 et 4, c’est à dire avec un nombre de fauteuils inférieur à 700) face aux multiplexes.
Il est vrai que jusqu’ici, la problématique numérique était surtout rattachée à la 3D relief, une attraction très prisée des multiplexes, mais également coûteuse pour l’exploitant qui l’installe et d’un montant non négligeable pour le spectateur qui doit rajouter 2 € au prix de la place afin d’obtenir la paire de lunettes indispensable à la bonne jouissance du spectacle. Mais depuis quelques mois, le nombre de films art et essai distribués simultanément en formats 35 mm et numérique est en nette augmentation. Citons dernièrement Les Plages d’Agnès d’Agnès Varda, Les Herbes folles d’Alain Resnais ou Le Ruban blanc de Michaël Hanecke. Ce qui signifie que l’offre commence à exister également pour satisfaire les programmateurs des salles art & essai, même si on est encore très loin d’une programmation art & essai 100% numérique.
D’où le groupe de réflexion lancé par le CIN en 2007 et auquel on doit le principe de création du fonds de mutualisation mis en place par le CNC. Ce fonds de mutualisation, dont le principe a, depuis novembre, été rejeté par le Conseil de la concurrence, devait permettre aux salles qui y adhéreraient de bénéficier d’une aide à l’équipement. L’idée était ingénieuse et partait du principe que la marge réalisée par le distributeur d’un film économisant sur le coût de tirage d’une copie numérique servirait à alimenter ce fond de mutualisation. Alors qu’une copie 35mm lui coûtait environ 1000 €, il ne dépenserait plus que 150 € pour une copie numérique ! Par conséquent, le distributeur s’engageait à verser sur ce fond une contribution numérique (une Virtual Print Fee) de 650 € par copie. Système ingénieux, certes, mais pas aussi pratique qu’il ne le prétendait puisque le fond de mutualisation ne devait se constituer qu’au fur et à mesure des sorties cinématographiques hebdomadaires. Il ne pouvait donc pas être suffisamment conséquent lors de sa mise en route pour couvrir le coût des installations de toutes les salles de cinéma. Ces salles ne devaient d’ailleurs être remboursées qu’après travaux et à hauteur de 75 % des dépenses échelonnés sur sept ans. C’est ici que le bât blesse et les représentants des salles présents à la journée d’information à Callac ont clairement exprimé leur inquiétude. Comment faire pour avancer la somme nécessaire à la réalisation des travaux ? Certaines salles disposent d’une faible trésorerie, d’autres sont dans le rouge jusqu’au cou. Le montant des travaux s’élevant à environ 60000 €, n’importe quelle banque examinera d’abord le bilan financier des deux ou trois dernières années avant de s’engager à accorder ce prêt. Et cerise sur le gâteau, le matériel de projection serait obsolète… au bout de sept ans !
Autre inquiétude exprimée par les exploitants : conserver son indépendance de programmation. Le système du VPF ne devait s’appliquer qu’aux sorties nationales, c’est-à-dire que le calcul du montant de l’aide auquel pourront prétendre les salles se fera au pro rata des films qu’elles auront programmés en sortie nationale. La partie n’est donc pas gagnée d’avance quand on sait les difficultés que rencontrent les petites salles pour obtenir une copie en exclusivité. Mais surtout, une autre question se pose : arriveront-elles à conserver leur ligne éditoriale, sachant que, pour l’instant, la majorité des films distribués en numérique sont plutôt du style Avatar que Ruban blanc ? Pour comprendre cette crainte, il suffit de jeter un œil sur la liste des 52 films sortis en numérique en France sur les huit premiers mois de l’année 2009 (http://www.manice.org/rubrique.php?id_rubrique=28#546). Quelle place restera-t-il sur leurs écrans pour des petites perles non numériques sachant qu’une sortie nationale (numérique ou non) impose un nombre important de séances et occupe donc largement les écrans disponibles ? Si les programmateurs se mettent à courir après les films numériques en sortie nationale, pourront-ils toujours afficher une programmation éclectique ? Les salles disposant de au moins trois écrans arriveront sans doute mieux à contourner cet obstacle mais qu’en sera-t-il des salles de un ou deux écrans ? Sylvain Clochard, programmateur de nombreuses salles en Bretagne, avance l’argument que le matériel numérique permet aussi d’élargir sa programmation à des films locaux non distribués en copie 35, donc de développer ses partenariats avec le tissu associatif et les petites sociétés de production, de distribution. Sûrement. Mais le souci de rentabilité ne risque-t-il pas de prendre le dessus, amenant le programmateur à privilégier, comme cela se fait déjà, une opération susceptible d’être plus lucrative comme la retransmission d’un opéra ou d’une manifestation sportive (pour ce type de séance, le prix de la place est généralement de 19 €) ? Les cinémas vont-il s’éloigner du 7e Art ?
Ces questions n’ont pas toujours trouvé de réponses directes de la part des intervenants, surtout des représentants des collectivités territoriales. Difficile en effet pour les départements et la région de connaître leurs capacités de financement, agenda électoral oblige, mais aussi parce que leurs budgets pour les trois à cinq prochaines années s’avèrent complexes à anticiper. Ils doivent avant tout connaître le nombre de salles qui s’équiperont en projection numérique.
Ce qui fut particulièrement frappant lors de cette journée d’information, c’est l’apparente disparité des salles quant à leur niveau de connaissance du numérique et du dispositif d’accompagnement à l’équipement. Certes, la réflexion menée par le CIN est récente. Mais pourquoi une telle différence ? Sans doute parce qu’il existe dans le réseau des petites et moyennes salles art & essai différents modes de gestion et des statuts hétérogènes : associatif, municipal, semi municipal, délégation de service public, etc. Il semblerait alors que le degré d’information sur le numérique et que les priorités dans le développement des structures culturelles ne soient pas les mêmes dans toutes les communes (lourdeur du système municipal et de son protocole). D’où l’intérêt de consolider, de dynamiser le réseau des salles, de faciliter la circulation de l’information en renouvelant les rencontres telles que celle de Callac. Rien ne sert de pleurer trop longtemps sur le manque d’anticipation dont a, malheureusement, fait preuve l’Etat concernant cette transition vers le numérique. Aujourd’hui, une solidarité est à réinventer sans tarder, puisque trop de place a été laissée à la loi du marché et que le secteur connaît déjà la déferlante du numérique. Et le processus de passage au tout numérique semble bien engagé : d’ici cinq ans, le CNC cessera son aide au tirage de copies 35 mm…
Nicolas Le Gac

Le fonds de mutualisation du CNC rejeté !
On ne s’y attendait pas. Le projet de fonds de mutualisation que le CNC s’apprêtait à mettre en place, et dont l’objectif était de proposer un système d’aide au financement pour la numérisation des salles de cinéma, a été débouté par le Conseil de la concurrence. C’est un coup de tonnerre dans le ciel bleu (mais avec quelques cumulus) du passage au numérique. Plus de 1000 salles avait répondu à l’appel d’adhésion lancé fin 2009 par le CNC. Ce projet, bien avancé, proposait un système solide, réfléchi et cadrait de manière rassurante l’imminente transition vers le 2K. Il va donc falloir retrousser ses manches et plancher à nouveau sur la réécriture du projet ou sur une autre solution de financement. Le danger est de voir les gros groupes d’exploitation profiter de cette période de flottement pour accélérer l’équipement de leurs salles en laissant sur le carreau les exploitants plus fragiles. La proposition du Collectif des Indépendants pour le Numérique de mettre en place, via le CNC, ce fonds de mutualisation avait pour objectif de limiter la casse et d’empêcher la création d’un système à deux vitesses. Pour le moment, il reste la solution des tiers investisseurs privés… Ambiance de lendemain de fêtes mais sans la fête, juste avec la gueule de bois et un avenir proche plutôt flou. À suivre…
Pour lire le rapport du Conseil de la concurrence :
http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/10a02.pdf

> sur un sujet similaire, lire dans l’Agenda : La diffusion des productions audiovisuelles en salle de cinéma

Photo : affiche du festival Bains numériques d’Enghien

Compte-rendu de la journée: diffusion des productions régionales dans les salles de cinéma
http://www.filmsenbretagne.com/files/314/26_marsCRdef.pdf